Dessine-moi un… problème mathématique

Dans une formation en
mathématique sur les nombres
et la numération, une des
propositions d’activité me séduit
et je m’y lance avec mes élèves
de 1re année primaire.

« En mathématique, c’est comme
dans un roman policier ou un épisode
de COLUMBO : le raisonnement par
lequel le détective confond l’assassin
est au moins aussi important que la
solution du mystère elle-même. »

Cédric VILLANI

Nous avions choisi de
suivre une formation
qui s’adressait à toute
l’équipe et concernait
les enfants de
la classe de première maternelle à
celle de sixième primaire. Pendant
3 jours, nous avons donc cherché à
mieux comprendre ce qu’étaient les
nombres et les opérations, à quoi
pouvait servir de calculer, comment
les plus jeunes enfants se représentaient
une quantité et quels étaient
les sauts épistémologiques demandés
tout au long du fondamental.

Dans ce programme très chargé, il
y eut peu de temps pour développer
des activités qui conviendraient
à chacune de nos classes, mais la
formatrice en a évoquées certaines
dont une a retenu mon attention.

C’EST UN PROBLÈME !

Chaque matin, quand nous
sommes encore assis au « coin à paroles
», je propose à mes élèves un
problème mathématique pour qu’ils
construisent les sens de l’addition
et de la soustraction. Au départ,
avec des bouchons : « Je mets deux
bouchons dans une boite, j’en mets
encore 5, combien y en a-t-il maintenant
dans la boite ? », puis avec des
situations plus proches de la vie de
classe : « Nous sommes 23 élèves en
classes. Mouad, Aleska et James sont
absents. Combien sommes-nous en
classe ? »

Mais ils sont effectivement 23
élèves autour de moi ! Et savoir ce
que Mia a compris de ce qu’a expliqué
Dorjee avec des mots bien à lui,
qui ne correspondent pas toujours
à ce que montrent ses doigts qui
s’abaissent et se lèvent sans cesse…
je n’y arrive pas ! Je ne peux laisser
à chaque enfant le temps d’expliquer
sa démarche et je peux encore
moins vérifier que chaque enfant a
compris ce qui s’est dit. La formatrice nous avait parlé d’une institutrice1
qui faisait dessiner des situations
vécues par ses élèves et qui
leur demandait d’écrire un calcul.

Elle nous avait encore raconté comment
cette enseignante utilisait ensuite
les dessins pour faire évoluer
les démarches de chacun des enfants.

Nous avions observé des dessins,
avec toutes les hésitations des
enfants. J’ai vu dans cette démarche
une solution à mon problème et
je m’y suis lancée. Trop vite sans
doute, mais pourtant…

FAIRE DESSINER

J’écris au tableau : « Nous sommes
23 élèves en classe. Aujourd’hui, il y a
deux absents. Combien d’élèves y at-
il en classe aujourd’hui ? » Je lis ce
que j’ai écrit et je donne la consigne :
« Faites un dessin qui montre ce que
raconte l’histoire que je viens de vous
lire et qui est écrite au tableau. » Et
j’hésite déjà : vais-je demander à de
si jeunes enfants d’écrire un calcul
(ce qui les orientera vers le comptage)
ou vais-je les laisser face à une
consigne, certes un peu vague, mais
qui me révèlera, peut-être, quelles
sont les représentations de mes
élèves ?

Après les questions qui montrent
que certains enfants s’attachent encore
à bien des détails inutiles pour
leur apprentissage (« On dessine au
marqueur ou au crayon ? On tient sa
feuille dans quel sens ? On écrit où
son prénom ? »), après les inévitables
petits évènements dont parlent peu
les pédagogues (la boite à matériel
de Luc qui se renverse au milieu de
la classe, Hafsa qui se lève pour aller
chercher un mouchoir et Safae qui
demande pour aller vite à la toilette
avant de commencer son travail),
chaque enfant se met à dessiner.

Ce matin, dans la classe, il y avait
effectivement 2 absents, mais Emi
est arrivée tardivement et est maintenant
bien occupée à dessiner avec
nous. Yuliya demande : « On fait
avec Emi ? »

Premier éclaircissement nécessaire
: ce qui est écrit au tableau,
ça peut se passer dans notre classe,
mais ce n’est pas exactement ce
qui se passe. On dessine ce qui est
raconté dans l’histoire écrite au
tableau. Yuliya persiste : « Pourquoi
t’as écrit aujourd’hui alors ? »

Nouvelle explication : « Dans beaucoup
d’histoires, on dit aujourd’hui,
par exemple dans l’histoire de la
petite poule rousse, il est écrit aujourd’hui
la petite poule rousse veut
faire du pain. Pourtant ça ne se passe
pas vraiment aujourd’hui ! » Rayane,
qui est impatient de continuer, demande
: « Alors, on dessine comme si
Emi était là ? » Je confirme et tous
se remettent à dessiner. Mais je me
mets de nouveau à douter : pour une
première fois, aurais-je dû prendre
un problème si proche de ce qu’ils
vivent ? Et le mot « aujourd’hui »,
pourquoi l’ai-je donc écrit ?
Je reçois les dessins et préviens
les enfants que nous les regarderons
tous le lendemain matin. Moi, je les
analyse dès que j’ai un moment de
libre. Seule Galatea a dessiné ce que
j’attendais : 23 bonshommes dont 2
sont barrés. Beaucoup d’enfants se
sont lancés dans de « beaux » dessins
et n’ont pas terminé. Certains
ont recopié le texte du tableau audessus
d’un dessin qui les représentait
au travail. D’autres ont
écrit des nombres, décomposition
de 23 (10, 10, 3) ou de 21 (10, 10, 1).
Deux enfants n’ont rien fait et plusieurs
enfants ont représenté et
écrit le nombre 21, réponse au problème.
Je suis un peu déçue… Les
dessins montrés par la formatrice
représentaient tous la situation et
nombreux étaient les dessins dans
lesquels une représentation
symbolique (des ronds ou des croix) des élèves était utilisée. Mais
je suis rassurée aussi : je n’ai pas
perdu mon temps ni, surtout, celui
de mes élèves ; ils ont des choses à
apprendre !

PRÉSENTER LES DESSINS

Dans la démarche présentée
par la formatrice, il s’agissait, pour
faire évoluer les représentations
des élèves, de leur présenter tous
leurs dessins, voire d’en ajouter un
si c’était nécessaire, et de faire un
commentaire sur chacun d’eux qui
mettrait en évidence des caractéristiques
sélectionnées par l’enseignant.
Je réfléchis donc à ce que
je vais dire : « Ce dessin ne raconte
pas l’histoire du tableau. » ou encore
« Avec ce dessin, on ne sait pas ce
qu’on doit chercher. » ou « A quoi
ça sert de recopier le texte du tableau
? » et je choisis de prendre une
autre option : je vais uniquement
décrire ce que je vois sur le dessin.
Je regroupe ceux que je décrirai de
la même manière. Je place le dessin
de Galatea au milieu des autres et
n’ajoute aucun dessin.

Pendant la présentation des dessins,
j’autorise les remarques des
enfants sur leur propre dessin.
Rayane : « J’ai pas eu le temps de
faire tous les bras et les jambes. Je
n’ai plus dessiné que les yeux et la
bouche. »
Emi : « C’est pour montrer 21 que
j’ai dessiné les dés, mais je me suis
trompée, j’ai dessiné un dé avec 2
points ; j’aurais dû mettre 1 point ! »
Marie : « C’est pas des rectangles,
c’est la porte de la classe ! »
Aleska : « Les flèches, c’est pour
dire qu’il y en a 23 dans ma tête et 2
sur mes doigts. »

Après avoir vu tous les dessins,
j’annonce aux enfants qu’ils pourront
refaire leur dessin, le lendemain,
soit en gardant leur idée, soit
en prenant l’idée d’un autre, en s’en
inspirant. Les enfants sont enthousiastes
et moi je suis impatiente de
voir leurs progrès !

COPILLAGE… MAIS DE QUOI ?

Des progrès, il n’y en a pas eu
beaucoup : Galatea a abandonné
son idée pour écrire des nombres, 8
enfants ont trouvé l’idée de Nell (recopier
le texte du tableau et ajouter
un petit dessin) intéressante et l’ont
adoptée, Marie a encore tracé des
rectangles autour de 3 nombres (10,
10, 4) et les a très joliment décorés !

Cependant, 20 enfants ont choisi de
représenter les élèves de manière
symbolique. Est-ce le manque de
temps lors de leur premier essai ou
la prise de conscience d’une caractéristique
des représentations mathématiques
qui les a poussés à faire
ce choix ?

Cette fois je décide d’intervenir
pendant la présentation des dessins.
Je commence par nommer le
genre de l’histoire que j’ai écrite au
tableau : c’est une histoire mathématique.

J’explicite alors deux caractéristiques
de ce genre d’histoire : on y
pose une question et pour y répondre
on aura besoin de calculer. Roxsana
précise qu’elle aurait voulu écrire un
calcul sur sa feuille, mais qu’elle ne
savait pas comment l’écrire. Ce qui
me permet d’enchainer : avant de
calculer, il faut bien se représenter
ce qui se passe dans l’histoire mathématique,
il faut avoir une image dans
sa tête : c’est le dessin que je vous
demande de faire.

J’ai regroupé les dessins suivant
les caractéristiques que je veux
mettre en évidence et auxquelles
je veux pouvoir faire référence par
la suite. Il y a ceux qui ont recopié
le texte. James conclura la discussion
en disant : « Ce que tu écris au
tableau ça nous aide à fabriquer notre
image, mais ça ne doit pas être dans
notre image. » Il y a ceux qui ont fait
un « joli » dessin. Nous chercherons
ensemble comment représenter
un élève rapidement (un petit bonhomme
stylisé, un point, une croix…).

Mais Mia ajoutera : « Quand on a fini,
on peut quand même faire des petits
dessins pour que ce soit plus joli ? »

Question à laquelle je répondrai négativement,
mais qui sera à l’origine
de la demande au conseil de classe
d’avoir un cahier de dessins libres.

CE N’EST PAS UN PROBLÈME !

Quinze jours plus tard, je recommence
avec une nouvelle histoire
mathématique. Quatre enfants ont
encore fait de « jolis » dessins, une
seule élève a recopié le texte. Mais
de nouveaux problèmes sont apparus…
et c’est tant mieux ! Parce que
s’arranger pour que les élèves ne
rencontrent pas d’obstacle c’est aussi
s’arranger pour qu’ils n’apprennent
pas ! Parce que si, après de nombreuses
années d’enseignement, je
ne doutais plus de chacune de mes
interventions, si je savais à chaque
instant ce que je devais dire et faire,
je ne serais plus enseignante. Parce
qu’essayer de comprendre le cheminement
de la pensée d’un enfant de
6, 7 ans, en mathématique plus particulièrement,
m’a toujours passionnée !