Deux heures de français en autonomie

Les 4e secondaires commencent leur semaine par une séance de travail autonome de français. Après quelques rituels d’accueil, pour les aider à se rendre présents au temps de l’école et au cours de français, les voilà partis dans leurs projets personnels.

Lundi matin, 8 h 45, je retrouve mes élèves de 4e, dans leur classe, pour quelques minutes d’accueil informel : les uns émergent encore, d’autres papotent, on sort nos affaires et à 8 h 50, les « tout juste à l’heure » se glissent discrètement jusqu’à leur banc alors que la porte se ferme et que le cours commence.
Sitôt nos bonjours échangés, quelques mains se lèvent : c’est le moment du Quoi de neuf. Retours sur des films vus pendant le weekend, récit d’une escapade dominicale, interrogation sur des points d’actualité… Pendant une dizaine de minutes s’opère une transition de la vie en famille à la vie de la classe, des expériences personnelles au partage au groupe. Nous débordons parfois de notre temps imparti quand le sujet est trop sensible, mobilise trop d’émotion ou présente un intérêt pour le cours de français, mais la plupart du temps, les élèves ont surtout besoin de déposer quelque chose avant de se plonger dans le travail.
Notre rituel du lundi matin, c’est l’atelier d’écriture qui permet de se replonger dans le cours de français : une date, une consigne, qui va du jeu littéraire (inventer une définition à un mot donné, par exemple) à quelques vers d’un poème troué à compléter selon sa sensibilité, et quinze minutes d’écriture. À ce moment-là, on ne cherche pas à écrire beaucoup, on cherche à écrire mieux. On part de la contrainte pour s’essayer en quelques lignes à ce qu’on ne fait pas d’habitude, sortir de sa zone de confort sans impératif de résultat, on tâtonne et semaine après semaine, les élèves se risquent à jouer le jeu et expédient moins vite ce travail, prennent davantage le temps de la recherche. Certains débordent largement les quinze minutes, car ils sentent qu’un texte est en train de naitre et ne demande qu’à être déployé. Les autres, suivant une routine bien huilée, rangent leur feuille dans leur classeur et se mettent en travail autonome (TA), une des caractéristiques de la pédagogie Freinet.

Choisir le point de départ de ses apprentissages et devenir auteur

Pendant une heure, chacun avance sur un projet de français qui lui est propre : écriture ou correction d’un texte libre, lecture ou exploitation d’un roman, recherche sur un courant littéraire, répétition d’un texte appris par cœur en vue de sa déclamation… Cette semaine par exemple, Marie et Charles poursuivent le récit imaginaire d’un ado en fuite pendant la Deuxième Guerre mondiale tandis qu’Adelin, lui, rédige une série de saynètes sur les superhéros. Paolo corrige, dictionnaire en main, le poème écrit aux séances précédentes et consulte de temps en temps une page internet dédiée aux explications grammaticales. Sauvagine qui avait commencé un journal de lecture a finalement décidé qu’il serait plus pertinent, pour rendre compte de sa réception, d’écrire une lettre à l’un des personnages du roman… Certains préfèrent faire aboutir leurs travaux en quelques séances tandis que d’autres se lancent dans des projets de plusieurs mois (écriture d’un roman, réalisation d’un dossier regroupant différents comptes rendus de lecture, interviews et textes réflexifs sur un thème). Autant de travaux que de sensibilités, autant de niveaux d’exigence que d’élèves dans la classe. Ici, le but n’est pas de répondre à la consigne d’un enseignant ni de réaliser une série de tâches imposées qui permettraient aux élèves d’acquérir un certain savoir tout en allant à leur rythme. Non, ici, le but est de devenir auteur de son travail et lecteur aguerri. Le but, c’est d’ancrer son travail dans l’authenticité, d’aller chercher ce qui résonne en soi et de l’exploiter pour en faire matière à travail et à progrès.
Bien sûr, certains ont plus de mal que d’autres à se lancer : peur de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences, fatigue ou déprime passagère, difficulté à faire et assumer des choix ou à se confronter à des lacunes… Et il y a ceux pour qui l’écriture et la lecture sont terriblement difficiles soit parce qu’ils ne pratiquent pas le français chez eux ou parce qu’ils cumulent divers troubles des apprentissages. Et il faut pour chacun trouver l’élément qui lui permettra de se lancer et accepter que trois lignes écrites maladroitement en une heure sont un début encourageant. Parfois, une petite discussion suffit, parfois, il est plus facile de travailler à deux et parfois, il faut juste que l’élève expérimente le fait de ne pas faire.

La part du maitre, une expression chère à Freinet

Qu’est-ce que je fais si tout le monde avance à son projet ? Eh bien, j’ai le temps, enfin, d’observer ma classe, de relancer les distraits, de suggérer des pistes aux élèves en manque d’idées, de revoir un point d’orthographe avec l’un ou l’autre, de répondre à une question et même parfois, d’écrire aussi et d’expérimenter à quel point c’est difficile et exaltant ce que je leur demande.
À la fin du cours, les élèves consignent dans un plan de travail ce qui vient d’être fait et peuvent ainsi avoir une vue d’ensemble sur leur progression au fil du temps. Je récupère les travaux et file vers mes autres classes, avec le flot de leurs univers et de leurs réflexions sous le bras.
Le TA, c’est l’épine dorsale de mon cours, c’est de là que vont émerger les centres d’intérêt de la classe et les orientations de mes prochaines heures avec eux. Car le TA ne va pas sans un temps de partage, que nous faisons le vendredi et au cours duquel les élèves qui le souhaitent lisent leurs travaux à la classe. Alors que le travail autonome voit les élèves travailler à leur rythme et dans leur bulle, le temps de partage refonde le groupe autour de ces travaux individuels offerts à tous. Les classes suivent alors une grande aventure par épisodes, écoutent des poèmes, découvrent des romans, s’amusent d’une nouvelle à chute… et réagissent. Alors, des questions littéraires émergent et les notions théoriques affleurent : point de vue et posture du narrateur, figures de style, versification, caractéristiques propres à certains genres littéraires… Il n’y a plus qu’à s’en emparer et à les exploiter au cours, lors des deux heures qui me restent pour cela. C’est toujours amusant de voir qu’en fonction de certains travaux d’élèves, il y a des classes qui se passionnent pour la science-fiction et d’autres pour la poésie, autant de voies d’accès vers la littérature.
J’ai changé de métier en entrant dans une école à pédagogie Freinet. Avant, je passais énormément de temps à penser et élaborer des activités qui permettraient aux élèves de comprendre un point de matière, en allant à leur rythme tout en étant actifs. Une fois mon mois de cours préparé, j’animais heure après heure mon groupe pour les conduire à l’évaluation. J’ai de très bons souvenirs de ces moments partagés, mais tout reposait sur moi : le choix des textes, les consignes d’écriture, le rythme des apprentissages et le déroulement de chaque heure de cours.
Maintenant, mon métier consiste à penser un cadre de travail qui permette à chacun de l’investir et à accompagner ce qui en émerge de manière individuelle et collective. Je prépare moins de cours, je suis plus en retrait, mais vigilante en permanence. Je corrige beaucoup plus de travaux, car le plaisir d’écrire qui découle de la liberté donnée rend certains élèves très prolixes et surtout, j’accepte de ne pas savoir à l’avance de quoi seront faits mes cours.