La posture engagée d’un directeur peut-elle transformer les rapports sociaux au sein du personnel de l’établissement et focaliser des actions autour d’un projet axé sur des valeurs progressistes ? Avec quelle latitude ? L’école ghetto est-elle une fatalité ? Au travers de deux expériences menées dans des écoles en milieu populaire, quelques constats.
Mais pourquoi devient-on directeur ? On pourrait formuler de nombreuses sources de motivation, celles-ci évolueront certainement peu en cours de carrière. Heureusement, les pouvoirs organisateurs semblent plus attentifs au caractère dynamique du parcours professionnel des candidats à ces postes. Cela marque-t-il un caractère plus politique de la fonction ? À moins qu’il s’agisse de désigner un « manageur » apte à relever le caractère compétitif de l’école sur le quasi-marché scolaire. Mais dans quelle mesure un directeur engagé peut-il sortir de l’idéologie de concurrence et mener à bien un projet d’école émancipateur et égalitaire ?
J’ai eu la chance de vivre des expériences de gestion dans deux établissements. Le premier est situé dans un environnement marqué par un habitat social vétuste et caractérisé par une forte densité de population d’origines turque et maghrébine. Le second, où j’avais exercé le métier d’enseignant, est situé dans un quartier populaire pluriculturel.
Ma première mission, temporaire, se caractérise par un rassemblement des équipes éducatives, des mouvements associatifs, des parents, des habitants du quartier et des pouvoirs locaux autour d’un projet visant à replacer l’école mal perçue au centre de la vie citoyenne et de lui rendre un caractère fédérateur. L’enjeu est de ramener une mixité culturelle et sociale et d’offrir aux enfants, outre des clés pour l’exercice d’une citoyenneté active, une reconnaissance de leurs potentialités et des chances égales d’émancipation et de réussite.
Assez rapidement, j’ai pu observer un engouement des acteurs externes à participer au projet. Cet enthousiasme retentit comme un signe de reconnaissance du travail accompli par l’équipe, et cela agit comme un véritable moteur sur le dynamisme des enseignants.
Toutefois, je me trouve rapidement confronté à des sensibilités pédagogiques parfois très différentes. Je dois dès lors veiller à souligner et à renforcer les potentialités de chacun et les relier à des objectifs communs.
Dès la deuxième année de cette aventure, la population maternelle s’accroit par l’apport d’inscriptions en provenance de milieux autochtones plus aisés, signe d’une tendance au retour de la mixité sociale et culturelle. Ma mission prend fin au début de la troisième année, je ne poursuivrai pas l’aventure avec cette équipe qui a pu se fédérer autour de cette opération intitulée « Écoles et quartiers solidaires ».
De retour au poste de direction dans ma première école, mon travail consiste à assoir et à développer un projet déjà lancé. Même si je fais partie des initiateurs de cette transformation de l’école, les deux années d’éloignement me placent face à une réalité bien différente de celle que j’ai quittée. L’école est à présent bien reconnue. La population scolaire prend un caractère pluriel avec trente nationalités et un nombre croissant d’enfants d’origine autochtone.
À présent, l’équipe craint un basculement vers une population essentiellement issue de milieux favorisés…
La difficulté réside dans le maintien d’une mixité sociale et culturelle. L’école est très rapidement arrivée à saturation. Nous avons donc œuvré à la mise en place d’une politique d’inscription basée sur des critères de fratrie et de proximité du domicile des parents. Il faut souligner que le quartier évolue également vers une nouvelle forme de mixité au travers de l’acquisition et de la rénovation de maisons par de jeunes couples de classe moyenne à supérieure.
S’agit-il ici d’une évolution répondant à la situation immobilière propre au quartier ? Sans doute en partie, mais l’attrait d’un foisonnement artistique et associatif dans ce coin de ville joue vraisemblablement un rôle majeur. Nul ne met plus en doute le rôle joué par l’école dans ce bouillonnement social et culturel.
À ce jour, le dispositif d’inscription fonctionne puisque la population de notre établissement conserve une belle hétérogénéité.
Toutefois, un constat amer vient troubler l’impression idyllique. Parmi les enfants originaires du quartier qui ne trouvent pas place dans l’école, une part de ceux-ci, issus de milieux favorisés, s’évadent vers des institutions dites renommées en périphérie du quartier, et les autres, issus de milieux immigrés ou précarisés, vont gonfler les rangs d’une école proche qui se ghettoïse.
On peut également tirer un deuxième constat inquiétant. De nombreux dispositifs sont mis en place dans notre école pour viser une égalité de résultats, pour guider tous les enfants vers les savoirs et savoir-faire qui leur donneront force pour comprendre le monde et pour le transformer. Un important travail coopératif avec le secteur public ou associatif, l’implication de la communauté scolaire dans la vie sociale et culturelle locale, la gestion d’une pédagogie axée sur l’implication des enfants dans le processus éducatif ainsi que dans la construction du mieux vivre ensemble, demandent aux membres de l’équipe éducative un haut niveau d’investissement.
Il manque toujours des référentiels précis pour les guider vers le maintien d’un niveau élevé d’exigence, ce qui leur occasionne un important travail de recherche. L’outil des évaluations externes constitue un pas en avant, mais les matières évaluées changent chaque année. Cela ne permet pas aux enseignants d’investir les pistes didactiques sur le long terme. D’autre part, entre la gestion des réunions et concertations, la conduite des projets et des dispositifs pédagogiques mis en place pour agir sur les facteurs d’inégalité et les formations spécifiques, il ne leur reste guère de temps pour s’investir dans l’analyse fine des résultats et la recherche d’outils didactiques efficients.
Afin de rendre possible le fonctionnement de cette mécanique complexe, certains d’entre nous ont pioché dans leurs réserves jusqu’à tomber d’épuisement malgré un soutien précieux du pouvoir organisateur et des différents services d’inspection.
L’horaire des enseignants et celui de la direction ne permettent pas de répondre à tous les besoins. La reconnaissance des parents, des instances hiérarchiques et politiques ne suffit guère. Une telle approche d’un enseignement démocratique nécessiterait l’extension du temps scolaire, mais aussi de l’encadrement supplémentaire, de l’équipement performant et davantage de moyens. Un financement de l’enseignement à hauteur de 6 % du P.I.B. ne suffit pas.
D’autre part, l’implication de notre école demeure une démarche isolée. J’ai relevé plus haut l’inquiétante ghettoïsation de l’autre école du quartier. Or, il appartient aux pouvoirs publics de garantir un bon établissement scolaire pour chacun. Nous savons que pour y arriver, il est nécessaire de libérer les écoles de la tutelle des réseaux, d’instaurer un système d’inscription garant de la mixité sociale dans toutes les écoles. Il y a lieu de permettre à des enfants d’origines socioculturelles variées de fréquenter le même établissement.
Une telle école commune devrait offrir à ses équipes éducatives un haut degré d’autonomie, pour autant que la fin du marché scolaire s’impose. Toutes les écoles ainsi sorties de ce principe de concurrence devraient bénéficier de ressources suffisantes. C’est le début de la scolarité qui nécessiterait les moyens les plus importants. Les études en démontrent l’efficacité. Sans toutes ces conditions réunies, de telles expériences demeureront « singulières » et se répèteront de manière cyclique en fonction de la capacité de leurs membres à résister.
Toutefois, l’expérience de notre école confirme un postulat majeur. L’école ne se démocratisera pas sans une réelle implication de tous les acteurs sociétaux, de même que la société ne pourra devenir réellement démocratique sans le concours de l’école.
À ce titre, le pacte mis en œuvre par Madame Milquet aurait pu constituer un tournant majeur dans l’organisation et la structure de notre enseignement par trop marqué par la ségrégation et les inégalités de résultats. Une telle démarche demande du temps et de la ténacité et doit s’inscrire dans un ensemble cohérent, ce qui est d’ores et déjà compromis par l’empressement de la ministre à appliquer certaines mesures partielles préconisées par la Déclaration de Politique Communautaire 2014-2019, mais aussi par son opposition farouche à envisager une quelconque révision structurelle du système.
D’autre part, le point de vue des acteurs des services non marchands semble peser moins lourd que l’avis des instances économiques dans la négociation. C’est en unissant nos luttes, avec toutes les composantes de la société, que nous y arriverons. Et puis, gardons à l’esprit cette citation de Margaret Mead : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de gens réfléchis et engagés puissent changer le monde. En fait, c’est toujours comme cela que ça s’est passé. »