La volonté seule ne suffit pas à la réalisation du rêve, c’est ce que peut nous apprendre le livre de Steinbeck, « Des souris et des hommes ». En effet, les plans les mieux conçus des souris et des hommes peuvent échouer lamentablement parce que les êtres ne disposent pas des mêmes chances dans la vie, même si l’envie est là. Ce qui tend à ressembler à une fatalité n’est pourtant qu’une façon d’envisager le monde. Si les souris et les hommes ne s’en sortent pas, c’est parce que tout est fait pour. On peut alors choisir de les laisser crever ou de s’impliquer.
La majorité des jeunes que je rencontre dans le cadre d’un accompagnement individuel sont des élèves de troisième secondaire en situation d’échec profond. Certains sont en décrochage et peuvent être particulièrement difficiles aux cours, ce qui rend plus compliqué le maintien d’une relation pédagogique avec l’équipe éducative, pourtant capitale.
Le PIA (plan individuel d’apprentissage) est, à l’origine, un accompagnement obligatoire des élèves en difficulté au premier degré. Notre école a tenté de l’élargir aux plus âgés. Les moyens cependant sont réduits et, comme la plupart des projets, il prend un certain nombre d’heures NTPP.
En sus, les instances chargées de définir le PIA ne nous aident pas à l’investir. En effet, selon des conseillers pédagogiques du SeGEC rencontrés lors d’une récente formation, il ne faudrait pas que le PIA soit un questionnement sur le sens. Il ne faut pas ou plus travailler en profondeur. Le plan est « individualisé ». Plus « individuel ». Comprenne qui pourra. L’explication est confuse, mais l’on comprend qu’on change le terme afin de le distinguer du PIA de l’enseignement spécialisé, qui relève d’une démarche plus globale, plus collective, et qui est donc désormais bannie.
De la sorte, cet espace de réflexion que l’on construit pour nos élèves ne devrait plus être, selon le SeGEC, que le lieu de remédiations ponctuelles et très spécifiques (expliquer une formule de chimie — exemple qui nous a été donné — avec un autre prof, qui s’y connaît un peu). Remédiations qui nous semblent pourtant relever du travail normal de l’enseignant à l’intérieur de sa classe. Nul besoin d’une aide extérieure.
On craint surtout que l’aide ne s’adresse plus qu’à des élèves reconnus comme « méritants », avec tout ce que cela sous-entend de domination sociale, et que ne reste, pour ceux en grandes difficultés, que le travail d’acceptation d’une réorientation (quel sens donné alors au terme « apprentissage » ?) dans la continuation logique de la relégation sociale. Bref, ce PIA-là est à mille lieues de celui que j’ai tenté de créer avec ma collègue du premier degré.
Ce qui a été élaboré en troisième, et qu’on aurait voulu élargir aux plus jeunes, se présente comme un suivi personnalisé, pris sur les heures de cours, à raison d’une heure toutes les trois semaines, voire plus, focalisé sur des élèves en grandes difficultés qui ne pourraient s’en sortir sans un soutien particulier. L’optique n’est pas celle de la réorientation, même si la question peut se poser.
Au premier degré, ce suivi PIA, plus light mais brassant un très grand nombre d’élèves, est assuré par les professeurs de manière bénévole, mais pas vraiment volontaire, durant leurs heures de fourche ou le temps d’une récré. Ces rencontres sont assez frustrantes, car elles s’apparentent souvent à un jeu de dupes ; chacun sachant ce qu’il faut dire à l’autre pour donner l’impression qu’on a bien rempli son cahier de charges : trois objectifs à fixer/réaliser. On n’a pas le temps d’aller plus loin. C’est surtout bon pour l’image de l’école et cela donne l’impression que tout ce qu’il était possible de faire l’a été, qu’on ne pouvait pas faire plus.
Pour les troisièmes années, par contre, je dispose de plus de temps. Une heure, régulière, avec l’élève, qui permet d’entrer vraiment en relation. De laisser entrevoir ce qu’il y a derrière les absences, retards, mensonges et autres attitudes jugées peu méritantes. L’objectif est d’aider l’élève à penser sa scolarité, à retrouver du sens dans ses apprentissages, à chercher et développer des moyens qui lui permettront d’avancer. Faire bouger les lignes…
Avec l’élève, j’analyse ce qui ne va pas ; de la méthode de travail aux questions du sens que l’élève met dans l’école, aux difficultés d’ordre social, familial, comportemental… tout cela étant bien souvent imbriqué l’un dans l’autre. Le fait que je ne donne pas cours à ces élèves me permet probablement de porter un regard plus ouvert sur ces derniers, d’avoir un autre angle de vue. Pareillement, les élèves s’y sentent plus à l’aise. Je parle avec eux de leurs attentes, désirs et frustrations et l’on essaye de trouver ensemble des solutions, un espace qui soit viable. Je leur explique aussi comment lire leur bulletin, ce que leurs points signifient, quelles sont les attentes des professeurs, du conseil de classe ; ce que l’école exige.
Je tente également, et ce n’est pas le plus simple, de faire comprendre aux professeurs que les absences ou les mensonges, par exemple, sont des signifiants, et que l’on ne peut les balayer d’un revers de la main sous prétexte que l’élève n’est de toute façon pas à sa place dans l’école, ou qu’il l’aurait perdue, faute d’avoir répondu correctement aux attentes professorales et institutionnelles. Car notre travail est justement de nous y attarder. Trop souvent, en discutant avec des professeurs, me suis-je sentie désemparée de voir à quel point ceux-ci se sentent eux-mêmes sans solution, rejetant alors parfois la responsabilité sur l’élève, qui peu à peu se voit dépossédé de sa place. Ce que l’institution tente alors de nous faire passer pour de la fatalité n’est rien d’autre qu’une question d’espace et de temps que l’on est prêt ou non à accorder à l’apprenant.
Je passe ainsi beaucoup de temps à attendre les élèves que je vois en PIA, provoquant l’étonnement de certains de mes collègues. « C’est sa faute après tout ». Mais quelque part, en laissant libre cet espace qu’ils n’occupent pas à l’heure convenue, je leur fais cette place que, fréquemment, ils ne pensent plus avoir dans l’école et qui leur revient pourtant de droit. Je ne m’attends pas à des élèves parfaits. Si c’était le cas, ils ne seraient pas là. Cela parait une évidence, mais dans les faits, cela ne se passe pas ainsi. L’élève qui n’est pas « méritant », qui ne fait pas preuve de « volonté », n’est pas considéré comme un élève pour lequel il faut se donner de la peine. Les professeurs oubliant, ou ignorants, tous les facteurs environnementaux qui annihilent cette pseudo volonté.
C’est bien plus compliqué. Quand Leïla brosse, Leïla marque le fait qu’elle ne voit pas à quoi cela sert de se lever, et personne chez elle ne s’en soucie. Si Aliocha ment, c’est parce qu’il n’ose pas dire qu’il n’a pas les mots pour comprendre ; il ne veut pas passer pour un con. Kevin, lui, porte déjà son prénom comme un fardeau. Avec son accent et sa casquette, les regards qu’on lui jette, voire les mots qu’on lui dit, ne cessent de le rabaisser. Pour de nombreux professeurs, il n’est pas fait pour le général et sa dramatique histoire familiale est, à leurs yeux, une raison de plus de le penser. Sa violence est à l’image de celle que l’institution — et la vie — lui renvoie. Désarmés, les enseignants ne rêvent que de l’éloigner.
L’objectif du PIA est donc aussi, et surtout, de mobiliser l’équipe éducative autour de ces élèves qui ne semblent pas répondre aux attentes, et de donner l’impulsion pour chercher collectivement des solutions. Solutions qui, dans une certaine mesure, pourraient être directement applicables en classe et bénéfiques à tous. Qu’elles soient de l’ordre de la didactique, du relationnel ou autres. Cependant, ce travail en équipe n’est pas une réussite. C’est très aléatoire. Ce serait pourtant la clé d’une formule qui aurait vraiment du sens.
Mais le projet risque de toute façon de ne pas tenir longtemps. Ce sont des heures obtenues à l’arraché. Le projet manque de perspective à long terme et d’une cohérence institutionnelle. Il est aussi porteur de risques, comme celui de se servir du PIA pour faire accepter des orientations qui ne seraient pas portées par l’élève, ou de mettre sur les épaules de ce dernier le poids de tout ce qui ne fonctionne pas autour de lui, ou encore le risque que des professeurs se déchargent de leur responsabilité quant à ces élèves…
Néanmoins, ce type de PIA pourrait créer du lien entre tous les acteurs : l’élève et tous ceux qui tournent autour de lui. Il rend explicite des attentes qui semblent parfois — à tort — aller de soi, permet de focaliser l’attention sur les plus faibles et fait surgir leurs voix en des lieux où elles n’avaient que peu d’écoute. Il permet aussi de rendre acteurs et plus conscients des élèves qui n’avaient d’autres perspectives que de subir l’enseignement sans en comprendre les enjeux.
Cela prend du temps, cela ne peut pas s’administrer sous forme de remèdes, mais c’est essentiel si l’on veut permettre à ces élèves de se construire un rapport au savoir positif, de retrouver peu à peu de l’intérêt (du plaisir ?) pour les apprentissages.
De ces échanges au départ fort individuels, dans les interactions qui en découlent et cette recherche de sens, nous avons nous-mêmes quelque chose à gagner. À savoir, comprendre que nous ne parviendrons à véritablement aider ces élèves et à nous aider qu’en passant par une conception plus collective de notre métier, axée sur l’échange, le questionnement de nos pratiques et la prise en considération des besoins et attentes de ces élèves. Seul, personne ne pourra jamais y arriver. C’est d’ailleurs plus éreintant, frustrant, et cela enferme dans des relations duales.
Sans cette conception collective et donc beaucoup plus soutenante du métier, les enseignants continueront à exclure ces élèves qu’ils considèrent comme trop encombrants. Il est donc peu probable qu’ils désirent un jour les rendre conscients des enjeux et prennent en compte leurs besoins par rapport à ceux-ci.