Cette année, j’ai une classe très hétérogène. Hétérogène en termes de capital et d’habitudes culturelles, en termes économiques, en termes d’origines. Cette hétérogénéité a créé des conflits entre les élèves. Elle se fait aussi sentir dans les attitudes vis-à-vis du savoir, de l’école, et dans les apprentissages.
La lecture est le domaine où ces différences entre enfants sont les plus marquantes. Certaines élèves lisent de gros romans et sont capables d’en parler avec aisance, tandis que d’autres peinent à déchiffrer des textes même courts et à en dégager des informations explicites. J’ai donc décidé de mettre en place des conditions pour permettre à ces derniers de progresser le plus possible. Je me suis résignée à séparer la classe en deux groupes, de niveau différent, destinés à avancer chacun à leur rythme. Résignée, parce que je craignais que le renvoi à un groupe considéré comme un groupe de faibles ou de nuls crée un stigmate aux conséquences plus négatives encore que les faibles compétences en lecture. Mais je ne pouvais pas ne pas agir, et travailler avec toute la classe ne fonctionne pas bien : les lecteurs rapides s’ennuient en attendant les autres, les lecteurs les plus en difficulté participent à peine. Même lorsque je les encourage à exprimer leur point de vue, ils doivent le faire sous le regard impatient de ceux qui sont toujours prêts à servir la bonne réponse, et ils se découragent très vite.
Pour les trois périodes hebdomadaires que je consacre à la lecture, j’ai demandé à ma collègue enseignante de français langue d’apprentissage (FLA) de prendre avec elle les lecteurs expérimentés. Nous avançons en parallèle.
Je reste donc en classe avec les neuf élèves, huit garçons et une seule fille, qui ont les plus grosses difficultés en lecture. Trois d’entre eux savaient à peine déchiffrer à leur entrée en 5e. Pour maintenir le rythme quand ils lisent, ils ont tendance à remplacer les mots inhabituels par d’autres qu’ils connaissent mieux, ce qui rend vite les textes incompréhensibles. Deux ont des parents qui ne parlent pas du tout français “; ils butent surtout sur le lexique et les tournures de phrases inconnues. Quatre sont des garçons qui ne s’intéressent pas à la lecture et n’y sont pas encouragés par leur milieu familial “; ils sont en difficulté dans la plupart des matières et adoptent souvent une posture de résistance face aux apprentissages. Deux d’entre eux m’ont dit, à plusieurs reprises, qu’ils ne voient pas l’intérêt d’améliorer leurs compétences en lecture. Huit des neuf élèves sont d’origine immigrée. La proportion est inverse dans l’autre groupe.
Dès les premières séances avec ce petit groupe, je suis surprise. Non seulement le travail est plus efficace, mais l’ambiance est complètement transformée. Les élèves sont hyper impliqués et certains montrent un enthousiasme qu’ils ne montrent jamais le reste du temps.
Lors de la troisième séance environ, alors que le groupe des bons lecteurs vient de quitter la classe pour la séance avec ma collègue, Lamine, qui fait partie de mon groupe, s’exclame : « Hé, mais en fait c’est tous les intellos qui s’en vont ! » Il a vu juste, mais j’hésite avant de répondre : peur de renforcer les préjugés, les distances entre élèves, les étiquettes. J’explique que c’est le groupe des élèves qui lisent plus vite et comprennent mieux ce qu’ils lisent parce qu’ils ont l’habitude de lire beaucoup. Je suis surprise de constater des réactions très positives à cette explication. Anas : « C’est bien hein ! On travaille mieux, comme ça. »
Et c’est vrai. Le travail est plus efficace, d’abord parce que nous sommes moins nombreux. Je fais souvent le tour des opinions de la classe, pour faire émerger des interprétations divergentes d’un même passage, et qu’ensuite chacun cherche dans le texte ce qui permettra de trancher. Moment toujours délicat à gérer, car beaucoup d’élèves veulent donner leur opinion et il y a des frustrations à gérer si on ne veut pas y passer vingt minutes. En petit groupe, faire le tour des interprétations prend moins de temps et tout le monde peut parler plus. Le climat est apaisé, il y a moins de bruits parasites, je suis plus détendue. En fin de séance ” comme à chaque fois que nous avons l’occasion de travailler en effectif réduit ” les élèves me manifestent souvent leur satisfaction : « C’est gai, quand on est moins nombreux ! » Ces séances sont, pour nous tous, comme des respirations dans la semaine “; le calme de la classe est reposant là où le grand groupe épuise et s’épuise.
Ce qui me surprend vraiment, c’est l’attitude des élèves. Les deux timides dont le français n’est pas la langue maternelle interviennent de plus en plus. Et surtout, les quatre garçons habituellement rebelles se passionnent pour les histoires, se pressent pour donner leurs interprétations, cherchent fougueusement les réponses aux questions, prennent du plaisir à rappeler les choses apprises la fois précédente… Je constate qu’en l’absence des intellos, ils agissent complètement différemment, et je mets le doigt sur une des raisons de leur apathie habituelle : la honte.
Je suis satisfaite de ces séances où nous passons de bons moments, où je les vois, et ils se voient, progresser. Mais elles me font prendre conscience de l’ampleur du problème qui continue à exister tout le reste de la semaine : il y a une classe dominante dans la classe, perçue comme une élite intellectuelle qui écrase, sans le vouloir, les élèves qui maitrisent moins la culture scolaire. J’ai beau lancer des discussions sur ce qui fait que certains apprennent plus vite que d’autres (pour dépasser l’opposition bête/intelligent qui leur semble aller de soi), encourager l’entraide (mais ce sont souvent les mêmes qui aident, les mêmes qui sont aidés), relever et discuter tant que je peux les moindres marques de moquerie ou de mépris… Je sens que ça ne suffit pas. Apprendre nécessite un cadre sans risque “; pour beaucoup d’élèves, ce n’est pas le cas dans une classe mixte socialement ! L’enseignant peut faire beaucoup pour rendre le contexte moins clivant, moins producteur de honte, mais il ne peut pas tout.
Je mesure à quel point le sentiment de honte ou d’infériorité peut jouer sur l’envie d’apprendre. Je mesure à quel point apprendre à vingt en classe est difficile et épuisant. Je constate aussi que si on doit créer des groupes de travail différencié, tout est important : expliquer comment on a constitué les groupes et pourquoi “; ce qu’ils poursuivent, chacun, comme objectif “; que chaque élève comprenne pourquoi sa place est dans tel groupe plutôt qu’un autre et tenter de lui donner les moyens d’agir sur ces causes “; soigner y compris les aspects pratiques : qui reste dans la classe ? Qui sort ? Que fait-on quand on se retrouve ? Comment nomme-t-on les groupes ?
Faut-il plus de mixité sociale à l’école ? Cette expérience, comme d’autres, m’en fait franchement douter. Les moyens et les occasions de renverser les tendances sont rares. Le prof, même conscient des rapports sociaux qui se jouent, même s’il peut faire beaucoup pour diminuer leur violence symbolique, se retrouve souvent impuissant face à cette lutte des classes qui se rejoue en miniature dans la classe.