Ce matin, les enfants sont en « atelier maths ». Au fond de la classe, trône une sculpture d’arbre inachevée en fil de fer et billes de verre plates.
Tout en me montrant son exercice à corriger, Samir commente : « Il y a des billes qui se sont décollées. » Je réponds qu’on remettra de la colle. « Oui, mais il y a quatre billes qui se sont décollées et là, sur la table, il n’y en a que deux. » Je me dis que je porterai la question à la fin du temps de travail devant tout le groupe.
Un peu plus tard, Julien vient me voir : une enveloppe avec 10 destinée au professeur d’anglais a disparu de sa table pendant la récréation. Je me dis que décidément, il faut que j’ouvre un temps de parole à propos de ces deux histoires.
Je commence par l’histoire des billes. Je rappelle les faits et donne la parole aux enfants. Immédiatement, une main se lève : « Il y a une bille qui est dans la trousse de Clément ; c’est Brett qui l’a mise ! » Clément se défend un instant tout en fouillant dans sa trousse et en sort une bille orange. « Nous avons retrouvé une bille. Il nous en manque encore une. Où est-elle ? » À ce moment, tous les élèves, d’un seul geste, vident leur trousse devant eux pour y chercher l’autre bille ! Quand le calme est revenu et que les trousses sont à nouveau fermées, je donne la parole à Julien qui expose les faits de la deuxième histoire. Une fois répondu à quelques questions qui permettent d’éclaircir les circonstances et de lever certaines ambiguïtés, je demande comment s’appelle le fait de prendre quelque chose qui n’est pas à soi. Les enfants répondent sans hésitation que c’est « un vol ».
Les prises de parole s’enchaînent et permettent, en vrac mais dans un climat de sérieux et d’écoute, de se rappeler que le vol est un manquement à la loi, que la loi protège la propriété privée, un des fondements de la vie en société, que respecter ce qui appartient aux autres c’est respecter les autres. « Celui à qui l’on prend quelque chose peut être triste parce que ça va lui manquer ». Un élève aborde aussi, par le biais d’un exemple vécu, la notion de réparation. Beaucoup participent à la conversation.
De mon côté, j’ai centré la discussion sur la loi, ses fondements et le rapport à la loi, en évitant de moraliser. Ils ont réussi à aborder spontanément et de façon sereine beaucoup d’aspects de la question. Tout est en place pour aller plus loin. Je dis alors que voler c’est facile, que ça ne demande pas beaucoup de courage. Je dis aussi que tout le monde a fait ou peut faire l’expérience d’être tenté et que parfois, c’est difficile de résister. Ceux qui résistent sont forts. Ceux qui rendent ce qu’ils ont pris, après avoir réfléchi à ce qu’ils ont fait, eux aussi sont forts. Si on est capable de faire ça, on grandit, on fait à nouveau partie du groupe, on a effacé le tort fait à quelqu’un, on a réparé. Je termine en signalant que si quelqu’un a pris l’enveloppe, il ou elle pourra la déposer sur la table de Julien ou sur la mienne.
Ce temps de parole a duré environ quinze minutes. En remontant de récréation, un élève annonce qu’il a trouvé la deuxième bille. « Elle était au milieu de la cour ! » Nous voilà heureux d’avoir retrouvé nos deux billes. « Et l’argent ? » demande un autre. Je dis que pour l’argent, il faut attendre peut-être un jour ou deux afin de le retrouver.
En début d’après-midi, Julien m’apporte l’enveloppe avec les 10 €. Elle avait été déposée dans son casier. J’annonce la bonne nouvelle aux enfants : « L’enveloppe est revenue, quelqu’un a eu le courage de la rendre ». J’ajoute que celui qui a fait ça mérite qu’on l’applaudisse, ce que tout le monde s’empresse de faire avec un mélange de soulagement et de fierté.
Ces histoires de vol sont fréquentes et, parce qu’elles ont tendance à se banaliser, sont de plus en plus difficiles à résoudre avec les enfants. On peut passer une année entière avec des problèmes de vol dans une classe sans arriver à les régler. Cela détériore le climat de classe et laisse profondément insatisfait dans son travail éducatif.
Il aura fallu cette fois l’intervention d’un enfant qui savait que les billes avaient disparu -qui avait peut-être eu lui-même envie de les prendre- et qui n’était pas à l’aise avec ça. Le fait qu’un autre indique où se trouvait la première bille, affirme que deux autres étaient impliqués et qu’un quatrième rapporte la deuxième bille dit bien que tous, plus ou moins, étaient au courant, mais liés par la loi du silence.
J’ai trouvé intéressant que le premier objet volé soit des billes. Car c’est un objet proche des enfants, qu’ils investissent affectivement, qui appartient à leur monde, au domaine du jeu et qu’ils échangent entre eux comme s’il s’agissait d’une monnaie. Ceci a contribué à donner un caractère de réalité à la réflexion sur le vol. L’argent, lui, appartient davantage au monde des adultes et est, pour eux encore, quelque chose d’abstrait.
La parole a fait le lien entre les actes, le symbole et la loi, entre le passé, le présent et l’avenir. En nommant ce qui s’était passé et en leur donnant la parole, j’ai cassé la loi enfermante, stérile et commode du silence. J’ai veillé à toujours m’en tenir aux faits et à y revenir ; sans les interpréter ou les juger : des billes et une enveloppe ont disparu ; quelqu’un les a pris ; il ou elle peut les remettre à leur place ; les objets sont revenus ; tout a retrouvé sa place, est rentré dans l’ordre. Il n’y a eu ni condamnation ni jugement. À travers cette succession de faits, d’actions, chacun a pu comprendre quelque chose, faire des liens, construire du sens et se positionner dans le groupe et face à la loi.
Pourquoi applaudir ? C’est un geste collectif pour exprimer un sentiment positif et ressenti par tous, de l’ordre de la satisfaction, du contentement. C’est une façon enfin de clôturer l’épisode. Après l’applaudissement, la confrontation avec moi était terminée, chacun a été rendu à lui-même et s’est trouvé renforcé dans son lien avec les autres, moins seul, plus solidaire.
On n’arrive pas d’emblée à ce résultat. Je me souviens de situations où je n’ai pas osé intervenir par peur de ne pas réussir et de laisser chacun avec sa part de culpabilité ou de malaise ; il y a eu d’autres fois où je suis intervenue de façon autoritaire mais sans les résultats escomptés et où l’on a dû apprendre simplement à vivre avec le problème, en se protégeant et en évitant les situations à risques. Cet exemple illustre le rôle de la parole dans la relation d’autorité, de la parole juste pour nommer les choses ; dire la loi et lui donner sens en la reliant au réel. On pourrait dire que l’autorité, c’est de la parole vraie dite au bon moment, en situation ; de la parole qui relie, qui fait sortir pour aller plus loin.