D’un 11 septembre à l’autre

Une équipe composée d’artistes, d’éducateurs, d’entrepreneurs, de professeurs et de lycéens de Seine–Saint-Denis s’empare de la pièce de théâtre 11 septembre 2001 de Michel Vinaver. Pendant dix-huit mois, ils ont interrogé le monde, dépassé les clivages et inventé une manière de vivre et de travailler ensemble.

Le projet est né de mon envie de voir jouer la pièce sur scène pour les dix ans de l’évènement[1]Passionné de théâtre et chef d’entreprise, il a suivi de près tout le projet dont il est à l’initiative. Lire D’un 11 septembre à l’autre — L’école, la banlieue et le théâtre … Continue reading. J’ai contacté l’auteur qui m’a fait rencontrer Arnaud Meunier qui a imaginé faire jouer cette pièce par des lycéens de Seine–Saint-Denis : « Ils viennent d’un département qui fait l’objet de tous les fantasmes. Leur adolescence eût été différente s’il n’y avait pas eu de 11 septembre. Dix ans après, réentendre ces paroles dans leur état nu, dans une chambre d’écho avec ces corps et ces voix d’adolescents, pouvait permettre, peut-être, un mouvement réflexif à la fois sur l’évènement en tant que tel, mais aussi sur ce début de XXIe siècle. »

Le théâtre en banlieue

Pendant un an, le metteur en scène et cinq comédiens de sa troupe vont faire répéter une centaine de lycéens, une fois par semaine par groupe, quatre weekends tous ensemble, puis une semaine pendant les vacances de Pâques avant une restitution devant les parents et les acteurs du projet. L’été suivant, quarante-quatre élèves volontaires parmi cette centaine se sont retrouvés pour trois semaines de répétitions professionnelles. La première a eu lieu en septembre 2011. L’apothéose du projet a été les trois représentations du spectacle dans le prestigieux Théâtre de la Ville, à Paris, le 11 septembre 2011, en présence du ministre de la Culture français et de représentants de l’ambassade des États-Unis.
Arnaud Meunier et son équipe ne venaient pas civiliser les barbares : « Notre démarche était tout sauf messianique. Nous n’allions pas cultiver des incultes, mais leur offrir la possibilité de découvrir un art dans lequel ils pouvaient trouver du plaisir. » Dès le premier jour, il aborde le problème. « La difficulté pour nous, c’était de les séduire, se rappelle Arnaud Meunier. À nos côtés, les enseignants n’ont qu’une trouille, c’est que les mômes leur répondent : on en a rien à faire de votre truc. Donc je parle tout de suite de la stigmatisation du 933. » En face de lui, les regards sont étonnés. Le discours passe. Ces ados savent ce qui peut se dire d’eux à l’extérieur. Quelques mains levées. Les lèvres sont brulées de la même question : « Pourquoi nous ? » « Nous répondons que ce sont les profs qui les ont choisis. C’est très important car les élèves comprennent que leurs profs croient en eux. Tout de suite, on sent de la fierté. En tout cas je ne sens pas d’hostilité. »
Les premiers ateliers ont été déterminants. Se prendre pour une feuille morte, jouer le réverbère ou étreindre un inconnu comme on embrasse un frère de retour du front ne sont pas des exercices faciles pour des adolescents timides et à fleur de peau. C’est le double effet de ces jeux apparemment anodins qui servent à la fois de détonateur pour faire exploser les inhibitions et de ciment pour constituer un groupe.

Compagnie éphémère

Arnaud a offert aux jeunes le concept de compagnie éphémère. Tous le savent, l’apothéose du grand soir aura en elle la cruauté de coïncider avec la mort du projet. Mais proposer aux jeunes de rejoindre sa compagnie, même pour une durée limitée, signifie qu’il leur reconnait la qualité de professionnels et les accepte comme membres de sa famille artistique. Être reconnus, appartenir à un groupe, être dignes d’exercer un métier. Comme des adultes. Ça compte.
Les ateliers théâtre étaient obligatoires, mais pas la participation au spectacle. Tous les élèves qui se sont portés volontaires ont eu un vrai rôle individuel et une participation aux scènes de groupe. Aucune sélection n’a été faite.
« Une fois passées les séances d’ateliers, les répétitions ont fonctionné comme pour une création habituelle : horaires stricts, pauses règlementées, travail sur le plateau au contact des équipes techniques. Les enseignants ont pu s’en inquiéter, rappelle le metteur en scène. Il convenait de ne pas oublier que les quarante-quatre restaient des ados peu habitués à nos rythmes de travail. Je pense le contraire : ils sont en demande. Ce qui a tiré le projet vers le haut, c’est l’exigence qu’on a pour eux et la très grande qualité artistique des maitres d’œuvre. Cette exigence leur raconte qu’ils en sont capables et qu’ils le méritent. »

Bienveillance

Le premier jour devant tout le monde, une jeune fille se présente. En quelques phrases, elle détaille ses passions, avoue qu’elle adore manger en regardant des films de Bollywood. Et sans peur, elle dit qu’un de ses frères est en prison. Arnaud prend la parole juste après elle : « Vous voyez, votre camarade a osé dire quelque chose de très important. La bienveillance c’est ça. Vous êtes autour, vous êtes le chœur, et vous devez protéger celui qui parle. »
Le concept de bienveillance a ensuite été élargi à toutes les relations (élèves/élèves, élèves/artistes, profs/élèves, profs/artistes, artistes/non-artistes, etc.) jusqu’à devenir un mode de vie en communauté, sur scène ou à l’extérieur.
Les professeurs ont vite compris que la réussite passerait par l’explosion des barrières. Ils allaient devoir se fondre parmi leurs élèves. Jouer avec eux. La proximité adultes/élèves née du plateau n’a pourtant jamais attaqué leur autorité. « C’est hallucinant, mais on passait des ateliers — où l’on n’était pas en position favorable, c’est le moins que l’on puisse dire — au retour en classe sans phase de transition. On se met du bon côté du bureau et ça roule, avec même un regain de confiance et un brin d’humour en plus. À aucun moment notre autorité n’a été mise en danger. Au contraire », jure Marie-Laure Basuyaux.
Au-delà de cette nouvelle relation avec les élèves, les profs ont aussi profité de cette expérience pour réintroduire le projet dans la classe : écritures de textes par les élèves, tenue de blogs, émissions de radio, recherches documentaires sur les thèmes abordés. Marie-Laure explique : « Ce que cette année de projet nous aura peu à peu appris, à nous enseignants, c’est à faire évoluer nos demandes, nos consignes, nos questions. »
Les profs ont su accompagner leurs élèves jusqu’à ce qu’ils aient accumulé assez de confiance pour pédaler sans les petites roulettes. Après ce n’était plus de leur ressort. Seul Arnaud Meunier restait autorisé.

Parler du 11 septembre

Le 11 septembre se situait haut placé dans la liste des sujets à risques à aborder à l’école. Mourad Hakmi est intervenu comme ethnologue pour mener ce travail de défrichage, déminer le terrain avant que les élèves ne se plongent dans la pièce. « L’évènement a engendré des conséquences internationales et individuelles, on peut l’aborder par une logique de jeu d’échelles, en multipliant les allers-retours aux différents niveaux. Pour en parler avec ces lycéens, je suis parti de leur quotidien, des représentations qu’ils ont de leur vécu, de leur vie dans leur cité, de leur famille, et le rapport que toutes ces choses peuvent avoir avec le 11 septembre. »
Un des facteurs de la réussite de ce projet a été la tranquillité qui a marqué son déroulement. Pour une part, cela est dû à l’absence d’évaluation dans ce projet, ni collective ni individuelle. Personne n’avait fixé d’objectifs. Les résultats mesurables à postériori ont été reçus comme des cadeaux, comme des conséquences d’une démarche, comme l’aboutissement heureux d’un processus collectif et non comme une finalité.
Le travail des jeunes sur le projet ne faisait pas l’objet d’une notation, d’un classement. Quelle liberté : les professeurs ne sont pas obligés de sanctionner, noter, comparer, et les élèves ne sont pas jugés pendant leur travail scolaire.

Reproductible

Le projet 11 septembre 2001 n’a pas de valeur statistique et ne prétend pas en avoir. Il porte simplement témoignage qu’un tel projet est possible. Il présente aussi quelques caractéristiques potentiellement reproductibles :
– Ne pas hésiter à choisir un sujet brulant. Plus le thème du projet est proche des jeunes, plus la participation semble forte. Cela exige du doigté pour « déminer » le terrain. Une assistance externe, comme celle de l’ethnologue, peut être précieuse.
– Imposer la participation au démarrage puis finir par le volontariat. L’obligation initiale permet de vaincre les réticences habituelles d’un groupe devant une tâche nouvelle et inhabituelle. Puis le relâchement de cette obligation libère les plus timides et évite de voir le groupe appesanti par quelques individus ne souhaitant pas participer au projet.
– Travailler avec diverses parties de la société civile. La combinaison d’artistes, d’enseignants, d’associations, d’entreprises, d’universitaires, d’élèves a créé une dynamique originale et productive.
– Avoir de l’ambition et oser aborder des professionnels ayant une haute exigence artistique.
– Au sein de l’établissement scolaire, former une équipe d’enseignants et éviter les projets portés par un professeur seul. La somme d’énergie nécessaire, la patience dont il faut faire preuve, les multiples fonctions qu’il faut assumer requièrent un groupe pour se soutenir et se répartir les tâches.
– Faire confiance aux jeunes. C’était peut-être le plus difficile et le plus éloigné de nos pratiques habituelles, l’un des points les plus ambitieux de la démarche d’Arnaud Meunier. Notre culture française est fondée sur la sanction par rapport à une norme prédéfinie et maitrisée par les « sachants ». Il faut briser cet état d’esprit et laisser les jeunes prendre la main sur leurs actes, s’ouvrir, montrer leurs talents. Il faut s’attendre à de nombreuses déceptions et ne pas croire naïvement qu’annoncer la confiance les transforme dans l’instant. La confiance se prouve uniquement par les faits et les mots, donc par le temps qui passe et qui consolide petit à petit la position annoncée au démarrage. Ne pas hésiter à les bousculer : ils sont jeunes et bien portants, pas en sucre.
– Permettre aux jeunes de montrer le résultat final à leur famille et aux professionnels qui les entourent. La relation d’un élève avec son entourage sur le travail scolaire passe essentiellement par les notes et les résultats d’examens. Un projet est l’occasion pour les élèves de retrouver de la fierté en montrant à leur entourage « ce dont ils sont capables ». Dans l’entourage, les équipes enseignantes et administratives de l’établissement scolaire sont tout aussi importantes. Les élèves ont envie de leur présenter leur œuvre, ils les côtoient tous les jours, ils sont leurs interlocuteurs adultes, leur confrontation quotidienne avec le monde « professionnel ». Dans le projet 11 septembre 2001, les élèves d’Aulnay-sous-Bois étaient extrêmement attentifs à l’avis de leur proviseur et ont apprécié le temps qu’il a consacré à assister à leurs travaux.
– Créer un évènement autour du projet en impliquant les médias notamment locaux. L’objectif warholien des « quinze minutes de gloire » reste primordial pour les jeunes. La dimension « médias » du projet a commencé localement avec l’édition « 93[2] Code postal du département Seine–Saint-Denis. » du Parisien et le Bondy Blog.
– Profiter du regard de la caméra : de manière surprenante, la présence de la caméra de Guy Girard[3]Réalisateur du film documentaire D’un 11 septembre à l’autre, il a accompagné Arnaud Meunier et les jeunes toute la durée du travail. a contribué à la concentration des jeunes sur le projet. Envie de plaire, souci de ne pas laisser de traces de « laisser-aller », autostarification, autant de sentiments qui naissent de la simple présence d’une caméra près d’eux.
– Accepter l’échec. Les déceptions et les motifs de découragement ont été légion pendant le projet. Dans notre société complexe, il est difficile de mobiliser les énergies dans un but commun, surtout quand il sort des sentiers battus. La chance et une bonne dose de persévérance ont permis d’aller au bout du projet.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Passionné de théâtre et chef d’entreprise, il a suivi de près tout le projet dont il est à l’initiative. Lire D’un 11 septembre à l’autre — L’école, la banlieue et le théâtre de Michel Vinaver, écrit par J.-C. Morisseau et M. Palain, Lansman éditeur, 2016.
2  Code postal du département Seine–Saint-Denis.
3 Réalisateur du film documentaire D’un 11 septembre à l’autre, il a accompagné Arnaud Meunier et les jeunes toute la durée du travail.