D’un chemin qui s’allume

D’une méconnaissance à un choc, d’un choc à une petite flamme, d’une petite flamme à une rage, d’une rage à une action… dans l’histoire individuelle et collective.
Fadila, tu m’as raconté plusieurs fois tes chocs, tes pensées, les se-cousses émouvantes qui t’ont fait faire des choix. Et moi, je ne me rendais pas vraiment compte de l’impact assez fort de nos activités en classe et hors d’elle.

Pour nommer ce que tu dis de ton chemin, un certain Paolo Freire employait le mot conscientisation.
« Se rendre compte de qui est où, comment, pourquoi, c’est un des premiers pas vers du changement », disait-il.
Et « (se) conscientiser, c’est d’un niveau encore plus élevé que se rendre compte. C’est l’entrée concrète dans une action de transformation d’hommes et de femmes dans leur réalité sociale ».
C’est bien ce qui t’a frappée lors de ta proximité avec une bataille dure pour changer l’injuste.

Tes mots pour un alors toujours réel
Quand je devais dire quel était le travail de mon papa, je disais qu’il travaillait dans un bureau. Je ne disais pas qu’il était ouvrier, laveur de vitres.
Je ne savais rien de son travail ni de son vécu d’émigration. Il était discret à ce sujet, n’en parlait pas, pour nous protéger, je pense.
À quatorze, quinze ans, avec ma classe, nous sommes allées en train, rendre visite à des femmes qui faisaient tout pour que leur usine de pantalons ne ferme pas : elles vendaient les pantalons fabriqués par elles, s’organisaient pour faire connaitre leur lutte, vivaient sur place, se partageaient le travail à faire, d’autres leur apportaient à manger. C’était la première fois que je ren-contrais des gens qui se rassemblaient et se battaient pour leur pain, leurs conditions de travail. Cette visite m’a fait comme un choc. Et, j’ai commencé à me dire que mon père vivait sans doute des conditions de travail, des bas sa-laires, semblables. C’est là, dans cette usine, que j’ai entendu pour la pre-mière fois ces mots classe ouvrière. J’ai commencé à penser que nous en fai-sions partie. À la maison, on ne parlait pas de ça. J’ai commencé à chercher. Un professeur voulait nous faire lire de la littérature. Elle avait perçu que j’étais intéressée par la vie des ouvriers. Elle m’a proposé de lire Germinal. Ce livre était dur, mais j’y trouvais comme chez les femmes de l’usine, une force pour lutter contre une même injustice : être écrasé, non respecté. J’étais tou-chée par le travail dur des ouvriers et par leurs batailles. Je m’étonnais qu’autour de moi, je n’entendais pas parler de ça.
Un peu plus tard j’ai vu le film Mémoire d’immigrés. Et là, avec beaucoup d’émotion, je me suis rendu compte que c’était l’histoire de mon père, de ma mère et de beaucoup, beaucoup d’autres. J’ai commencé à poser des ques-tions à mon père, par exemple, sur les causes de son départ du Maroc. Sa pu-deur restait. Moi, je devenais fière de lui.
En fait j’avais déjà en moi une petite flamme qui savait. Je savais qu’on n’était pas du côté des riches. Quand j’ai vu le combat des femmes qui luttaient pour garder leur usine, prêtes à perdre de leur salaire, ma flamme est restée et a grandi. Ma richesse, c’est la colère, la rage, la solidarité avec tous ces autres pour combattre les injustices (les écarts de salaires, les conditions de travail). Et après avoir vu le film Mémoire d’immigrés, ma flamme a encore grandi. Je me représentais mes parents dans un bateau, coupés très fort de chez eux, déchirés, pleurant sans doute.
Je me suis dit qu’il fallait enlever des chaines, qu’elles ne s’enlèveraient pas seules, qu’il fallait se battre pour les enlever et aussi pour sortir de l’ignorance, pour changer l’injuste.

Mais que faire ?
Dans le train de retour de Quaregnon des élèves disaient : « On va faire comme les ouvrières de l’usine Salik. Il faut changer des choses dans les écoles. » Mais, les jours suivants, on n’en a plus parlé. Un peu peur de rouspéter sur des choses de l’école, à l’époque.
Voilà que nous arrive, quelques mois plus tard, une proposition de la Fondation Roi Baudouin : faire un travail à propos de Notre quartier au jour le jour. Observer et proposer une action de changement.
Raconter, ici, ce qui fut une épopée prendrait trop de place. Dans le livre qu’on en a fait, il y a quatre-vingts pages ! Je me souviens de notre envie, rapide-ment dite, de participer à ce qui était aussi un concours dont la récompense était une somme d’argent pour réaliser l’action. Quand on a fait la liste de tout ce qu’il y aurait moyen de faire est revenue cette phrase : « On va s’organiser comme les femmes de chez Salik. » Vieux trucs tout ça… ? Oui, mais non. Au-jourd’hui encore, autres injustices ou les mêmes, prises de conscience, ba-tailles.

Voir, juger, agir
Je me souviens de notre entreprise… Les tâches choisies ensemble étaient prises en charge par les divers groupes : entre autres, enquêtes auprès d’habitants jeunes et âgés à propos de ce qu’ils vivaient dans un quartier dé-limité, écriture de ce qu’ils disaient, marche dans le vieux et le nouveau Mo-lenbeek pour comparer les équipements. On a compté, par exemple, le nombre de poubelles, de boites postales. On a réfléchi pour savoir quelle ac-tion de changement on pourrait faire. Vu les plaintes à propos de la saleté, on a choisi quelque chose de pratique : faire une demande à la commune d’installer des poubelles à une dizaine d’endroits que nous avions fixés. Éhe-vins, bourgmestre… on a écrit des lettres, reçu des réponses, appris quelque chose d’un fonctionnement communal. Après plusieurs semaines d’attente, le bourgmestre refuse écrivant que ces poubelles ne seraient pas respectées et qu’il y avait risque qu’elles soient jetées dans des vitrines en cas de bagarres !
On a décidé de poursuivre. On installerait des poubelles, nous-mêmes. On est allées demander dans une usine proche de l’école, de grands bidons, on les a peints. On souhaitait que les habitants voient ce que des jeunes voulaient. On a décidé de faire une fête des poubelles. On est allées par deux, trois dans les groupes d’enfants et de jeunes qui existaient. On a proposé de faire un cor-tège avec des poubelles à aller installer. Pour nous, c’était une manif. Sans le nom parce qu’on n’avait pas l’autorisation. Les animateurs des groupes de jeunes et d’enfants du quartier nous ont aidés. Les parents étaient d’accord. Dans deux groupes, on a peint des panneaux avec eux, pour dire ce qui nous choquait dans le quartier. Comme nous avions déjà gagné ce concours par notre texte écrit et la proposition d’action, on avait de l’argent pour acheter du matériel. On était plus de deux-cents à marcher dans les rues, à déposer nos poubelles et un panneau disant : « Ici, des jeunes voulaient mettre des pou-belles, mais le bourgmestre n’a pas voulu. » Le lendemain, tu as dû aller t’expliquer à la police. Tu nous as demandé ce que nous voulions que tu dises.
Malgré le refus de la commune, nous on était très fières de ce qu’on avait fait en plusieurs mois. Une première action de changement : même si on n’avait pas de poubelles, on s’est fait entendre. C’était grâce à notre classe.

Paroles de Fadila Mezraui recueillies par Noëlle De Smet