Échouer encore, échouer mieux

C’est mon ami que parle ou qui parle ? Je veux qu’il vient ou qu’il vienne ? C’est la femme qu’il aime ou la femme qui l’aime ? À quoi ça sert, la grammaire, en classe de langue ? Et comment faire, avec un groupe d’adultes très hétérogène ? Histoire d’un petit cirque…

J’ai un groupe d’une quinzaine d’étudiants venus apprendre le français, dans un niveau intermédiaire, dit B1 dans la taxonomie du CECR[1]Cadre européen. Pour faire vite, j’ai à travailler avec eux des documents (écrits, audio, audiovisuel) tirés de la vie réelle et de produire des énoncés de même niveau. La majorité des étudiants est diplômée de l’enseignement supérieur, et une minorité faiblement scolarisée, même dans leur langue maternelle.
Le rapport de chacun aux langues est très variable. Il dépend de ce degré de scolarisation, mais aussi de la place y a joué une (dé/sur) valorisation des activités écrites ou orales, théoriques ou pratiques. Opère aussi la langue maternelle d’origine ainsi que les modalités d’insertion (ou non) dans la vie sociale et/ou professionnelle francophone. Beaucoup travaillent dans des ghettos linguistiques, et d’autres ne travaillent pas du tout. Tout cela colore le sentiment d’aisance ou de maladresse, d’audace ou de non-légitimité, de plaisir ou de souffrance, de créativité ou de soumission avec lequel chaque étudiant semble vivre telle ou telle activité d’apprentissage.

Fantastiques trapézistes

En classe, j’essaie de limiter les activités de grammaire à l’essentiel, ce qu’il faut pour soutenir une expression respectant quelques règles relevant de la morphosyntaxe (voir les exemples cités plus haut), ainsi que l’orthographe de base[2]Car il s’agit de faire, en deux soirées de trois heures par semaine, de la compréhension à l’audition, de la lecture, de l’expression orale et écrite, tout cela pimenté d’un peu de … Continue reading. Dans beaucoup de manuels de FLE, ces activités se réduisent à quelques explications dans un encadré et à une série d’exercices de drill.
Mais ces explications et exercices ne servent qu’à ceux qui n’en ont pas vraiment besoin, car ils ont déjà acquis un rapport théorique à la langue. Pour les autres, le marché des manuels a prévu en pénitence des briques d’exercices complémentaires, mais rien ne change dans le rapport à la réflexion sur la langue et son fonctionnement. On t’explique — tu appliques. Comment essayer de faire un peu autrement ?

Équilibrismes

Vu le niveau, même hétérogène, de la classe, tous ont déjà été confrontés à des énoncés comprenant les apprentissages grammaticaux visés. Ils les ont entendus, lus, voire pratiqués, avec une certaine régularité, mais aussi avec des degrés de réussite divers, tant dans la pertinence de la compréhension que dans la production d’énoncés. Certains ont déjà abordé ces notions dans un cours antérieur. Du coup, avant d’aborder ou d’approfondir une notion liée à un acte de parole déterminé, j’organise un rapide test. Sur la base des résultats, je classe les étudiants en trois groupes : ceux qui ne semblent avoir que de très faibles connaissances de la notion et peu d’outils grammaticaux de base pour se l’approprier, ceux qui sont plus à l’aise, mais commettent régulièrement des erreurs (voire maitrisent certaines notions), et ceux qui commettent peu d’erreurs et en sont à pouvoir faire des exercices de dépassement.
S’il s’agit de travailler les propositions relatives, l’objectif du premier temps de travail avec le premier groupe pourra être de saisir à quoi elles servent et de voir comment ce genre de propositions fonctionnent : le plus souvent on peut la supprimer, elle peut se trouver en milieu ou en fin de phrase, elle se place très souvent derrière le mot qu’il caractérise…, mais pas toujours.
Pour y arriver, ils reçoivent un corpus de phrases avec ou sans propositions relatives, plus ou moins ressemblantes, dont il faut analyser le fonctionnement ou le sens. Par exemple, l’examen de la différence entre :
J’ai retrouvé la carte postale de ma grand-mère.
J’ai retrouvé la carte postale de ma grand-mère qui est tombée derrière l’armoire.
J’ai retrouvé la carte postale de ma grand-mère, qui est tombée derrière l’armoire.
Un autre objectif est de distinguer les « relatives » de phrases du style Qui est là ?
Lorsque démarre le travail en sous-groupes, c’est souvent eux que j’accompagne dans un (long) premier temps. Après un temps de réflexion individuelle, ils devront élaborer ensemble, puis communiquer au reste de la classe, leurs conclusions, questions, consensus et divergences de points de vue. Un écrit est demandé.

Jongleurs, mais pas trop

Le second groupe est donc composé d’étudiants qui utilisent parfois des relatives et semblent en saisir la fonction. Ils maitrisent certains outils métalinguistiques de base. Ils reçoivent aussi un corpus, mais, pour eux, il s’agira de savoir à quoi servent les mots : qui, que, dont, et pourquoi parfois, on utilise l’un et parfois l’autre. Ce corpus se composera de phrases à décomposer : C’est la femme qui l’aime versus C’est la femme qu’il aime, et d’autres comprenant des relatives (voire, selon le niveau évalué, de leur traduction décomposée en deux propositions indépendantes) : J’ai acheté le livre dont je t’ai parlé.
Ce groupe reçoit une mission équivalente : après un temps de réflexion individuel, puis collectif, rendre compte de ce qu’ils ont compris de l’usage des mots : qui, que, dont, où…, des questions et impasses. Un écrit est également demandé. Ils peuvent utiliser des notions grammaticales (sujet, complément), mais ce n’est pas obligatoire. J’exige une explicitation si ces notions sont utilisées, fussent-elles discutables, pour vérifier par exemple ce qu’on entend par objet du verbe.
Les étudiants du troisième groupe reçoivent leur test annoté à corriger et des exercices de renforcement ou de dépassement avec les corrigés. Ils reçoivent aussi les explications tirées de différents manuels. Tous ces documents se trouvent sur le serveur de l’école ; nous travaillons tous dans une salle informatique en U qui permet une organisation souple et à géométrie variable. Les plus gourmands trouvent de la réserve pour se servir. C’est ce troisième groupe que j’accompagnerai en dernier lieu, plus brièvement, pour répondre à leurs questions.

Lanceurs de couteaux

Un après l’autre, chaque groupe partagera ses trouvailles. Un projecteur nous permet de voir le corpus sur lequel chaque équipe a travaillé et que tout le monde a reçu sur support papier. On met en couleurs, souligne, efface, etc. Il est demandé aux deux groupes qui écoutent de poser des questions d’éclaircissements, et de mettre à l’épreuve la validité des conclusions à l’aide d’exemples ou de contrexemples. Le travail d’animation est alors parfois délicat : pour freiner les théoriciens pressés de clôturer une question trop évidente pour eux, pour demander de reformuler plus simplement ou pour reformuler à leur place, pour illustrer d’un exemple concret.
À son tour, le troisième groupe peut soulever des questions restées sans réponse, mais ici encore, plus rapidement. Les deux autres groupes peuvent n’écouter que d’une oreille, ce qui était aussi le cas pour les membres du premier groupe, s’ils avaient l’impression que leur travail les avait déjà mis à l’épreuve. Je termine ce temps par un récapitulatif final.
Je récupère notes et questions qui seront mises en forme, distribuées à la leçon suivante, et comparées avec des explications proposées par l’un ou l’autre manuel, durant le temps de remémoration.
Ces trois présentations auront aussi permis de poser des indicateurs qui seront réutilisés via une fiche de suivi lors de l’évaluation des travaux ultérieurs : savoir à quoi sert une proposition relative, distinguer la proposition relative d’autres constructions qui lui ressemblent, pouvoir décomposer une phrase avec une proposition relative en deux propositions simples, savoir à quel mot se rapporte une proposition relative, pouvoir choisir entre qui et que, etc.

Lanceur de spaghettis

Cela fait longtemps que j’ai renoncé à mettre au travail l’ensemble des étudiants sur la même tâche tous ensemble, ou par groupes hétérogènes. Alors, malgré les consignes données et souvent une réelle bonne volonté de faire ensemble, les forts prennent la direction des opérations, laissant les autres dans le rôle de spectateurs plus ou moins attentifs. Dans le monde des adultes encore plus que parmi les jeunes, les hiérarchies invisibles sont difficiles à assouplir…
Ceci dit, avec l’animation présentée ici, j’ai sans doute veillé à éviter ce premier écueil. Maintenant, comment ne pas les enfermer dans leurs inégalités ? La mise en commun n’a évidemment pas assuré la mise à niveau de chacun, presque tout reste encore à faire.
Pour ce faire, je jongle vaille que vaille avec trois dispositifs. D’abord, les fichiers autocorrectifs avec des exercices répartis en fonction des trois degrés de difficulté. Les étudiants travaillent seuls, puis confrontent leurs réponses qu’ils vérifient à l’aide de corrigés. Cette étape peut se faire en équipe. Un étudiant plus fragile peut demander aussi de l’aide d’un tuteur reconnu comme compétent. J’accompagne prioritairement le groupe 1. Les corrections collectives (au projecteur) portent exclusivement sur les questions qui n’ont pas pu être résolues en sous-groupes.
Second dispositif, inspiré des ceintures d’apprentissage : au fil des cours, chaque étudiant pointe sur une fiche d’évolution les indicateurs qu’il croit maitriser, ceux qui lui posent problème, ceux qu’il voudrait maitriser pour la prochaine fois. Elle me servira à faire le point régulièrement avec eux, relancer les défis… ou modérer les ambitions.
Troisième dispositif, le marché des savoirs : chaque jeudi, pendant une demi-heure, les étudiants peuvent travailler seuls ou de préférence en sous-groupes (je les y encourage, en tout cas) sur le thème de leur choix. Certains corrigent des copies qu’ils ne peuvent retravailler chez eux, d’autres rédigent une lettre dont ils ont besoin ou demandent de l’aide pour tel ou tel apprentissage. Cela peut être l’occasion d’approfondir ce qui s’est travaillé en grammaire.

Lanceur de confettis ?

Force est de constater que je suis loin de mener l’ensemble du groupe au même niveau. Je m’estime même plutôt heureux quand tous ont pu progresser dans leurs apprentissages, que personne ne s’est découragé… Pour certains, il s’agira simplement de s’autoriser à observer des phrases, observer des régularités et tenter de les nommer, devenir capables de chercher seuls des exemples ou des contrexemples. Ou de décrire une règle plus en termes descriptifs qu’en termes théoriques aussi vite mémorisés qu’oubliés.
Ce qui n’est pas simple non plus, c’est que ces objectifs ne favorisent pas nécessairement des résultats rapides en termes de respect des normes morphosyntaxiques : choisir entre qui ou que, utiliser l’indicatif, l’infinitif ou le subjonctif, etc. Or, c’est pour cela que les étudiants se sont inscrits… Alors, tout ça pour ça ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cadre européen
2 Car il s’agit de faire, en deux soirées de trois heures par semaine, de la compréhension à l’audition, de la lecture, de l’expression orale et écrite, tout cela pimenté d’un peu de phonétique, de vocabulaire, etc.