Écoles en milieu populaire : quelles pistes de travail ?

Avant tout de chose, il faut rappeler que les conditions de la réussite scolaire ne sont pas que scolaires. Il est évident que si les processus économiques et politiques ne produisent plus que de l’exclusion et du caritatif, l’école sera en situation de plus en plus difficile.

Par ailleurs, certaines conditions de la réussite scolaire dans les ZEP, pour être scolaires, ne sont pas pour autant pédagogiques, mais dépendent à la fois des politiques de dotation en postes, en moyens matériels et humains. Ainsi de nombreux travaux de recherche ont mis en évidence l’importance d’établissements « à taille humaine » pour favoriser les conditions de la réussite scolaire. Il est aussi urgent de travailler à inverser les logiques d’évitement des établissements les plus stigmatisés, qui favorisent une concentration néfaste des difficultés.

03-6.jpgRecentrer sur les apprentissages

Pour ce qui est du pédagogique, il y a d’abord nécessité à recentrer les projets menés dans des écoles « défavorisées » sur les apprentissages. Cela ne signifie pas du tout un appel à un retour au lire-écrire-compter traditionnel de « l’école de papa ». Mais actuellement, on a trop tendance à juxtaposer, d’un côté, des actions et projets « extraordinaires », inspirés de la pédagogie de projet, mais dans lesquels la question des apprentissages n’apparait pas centrale, avec, de l’autre côté, des activités « ordinaires » qui pourraient ne pas être réinterrogées, et qui ne pourraient être qu’ennuyeuses.

La question centrale me semble être comment parvenir, dans l’ordinaire des classes aussi bien que dans le plus ou moins extraordinaire des projets, à faire que les élèves puissent reconnaitre qu’il existe des disciplines, qui ne peuvent que s’écrire, et se dire d’une certaine manière, en utilisant certains concepts. Pourtant, lorsqu’on accepte de s’y inscrire, ce travail dans une discipline donnée permet une sorte de « pouvoir d’auto-engendrement de la pensée ».

Normatif ou normalisant ?

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que ces activités sont susceptibles de vous mener là où vous ne vous saviez pas pouvoir ou vouloir aller, et donc de vous emmener au-delà de la simple expression d’un vécu, dans une élaboration de ce vécu. Et si l’on veut que ce travail participe d’une activité d’élaboration et non de simple expression, il nous faut prendre au sérieux l’idée que ces apprentissages, ces activités intellectuelles sont nécessairement normés, contraignants.

Pour ne prendre qu’un exemple, on ne narre pas n’importe comment, on n’argumente pas n’importe comment. Mais en même temps, il s’agit d’une norme émancipatrice, parce qu’elle permet une élaboration de soi, elle permet de produire sans cesse des textes nouveaux. Cette norme n’est donc pas une norme normalisante. Et nous constatons dans nos travaux de recherche qu’une des difficultés des élèves en situation scolaire périlleuse, est justement une difficulté à faire la part entre ce qui est normatif, c’est-à-dire producteur d’activité de pensée, et ce qui est normalisant, c’est-à-dire producteur de conformité comportementale ou intellectuelle.

Prenons un exemple, un écrivain faisait part de la découverte par des élèves que l’on pouvait s’engager dans une activité d’écriture sans en connaitre le terme. Il disait qu’un élève, avant cette expérience, croyait tout d’abord que la tâche requise consistait à remplir la page, ce qui est évidemment une interprétation normalisante de l’activité proposée. Cet élève a découvert qu’écrire ce n’est pas obligatoirement remplir toute la page, et qu’on pouvait en écrivant, produire ce qu’on ne se savait vouloir ou pouvoir produire avant de s’engager dans ce travail-là.

Sous-alimentation intellectuelle

Je suis assez rarement convaincu par l’idée simpliste selon laquelle les élèves seraient en difficulté parce les programmes seraient trop chargés. Je crois que la question ainsi posée est mal posée. Je fais beaucoup d’observations de classes en primaire, collège et lycée, et ce que je peux ainsi observer, c’est que nombre d’élèves sont en difficulté, non pas parce qu’on leur demande trop de choses, mais parce qu’ils sont au contraire très peu en réelle activité intellectuelle durant le temps de la classe.

Certains de ces élèves peuvent être très mobilisés et très actifs sur ce qu’ils s’imaginent qu’il faut faire pour apprendre (voire sur ce qu’on leur a dit qu’il fallait faire) sans pour autant être en travail intellectuel. Ces élèves peuvent ainsi être surchargés, voire se surcharger eux-mêmes en activités peu productives intellectuellement, mais très normalisantes, tout en étant sous-alimentés en activités intellectuellement productives. L’urgence ici n’est pas de réduire les programmes mais de travailler à lever les malentendus qui pèsent sur la nature du travail intellectuel.

Prenons l’exemple des actions de type défi-lecture. Autant ces actions peuvent effectivement faire que des élèves se mobilisent pour lire des textes, autant elles ne disent rien, encore, du travail intellectuel nécessaire et des difficultés que rencontrent les élèves pour lire ces textes, difficultés qui ne tiennent pas simplement à l’attitude ou à la motivation.

Je crois qu’il nous faut mieux travailler à l’articulation entre ces deux domaines, qu’on pourrait appeler d’une part, la mise en scène, le souci d’attractivité des situations et des activités scolaires et, d’autre part, la nécessaire reconnaissance du registre normé des contenus et des activités d’apprentissage.

Apprentissage et socialisation

Il est encore tout à fait important de travailler à mieux penser les rapports entre ce que l’on appelle socialisation et apprentissage, autrement que dans la juxtaposition ou dans l’idée trop simpliste selon laquelle la première serait un préalable nécessaire au second.

Si l’on considère que l’apprentissage, c’est aussi l’appropriation de techniques intellectuelles qui permettent d’élaborer son rapport au monde, son rapport à soi-même, je crois que cela amène à penser que la culture peut contribuer, non pas à pacifier la violence, (je ne crois pas qu’on pacifie la violence), mais à ce que les élèves et les équipes enseignantes puissent s’engager dans un travail d’élaboration de ce qui est producteur de violence.

Je crois très important de remplacer la problématique de pacification de la violence, qui est la problématique dominante, via le thème à la mode de l’éducation à la citoyenneté, par une problématique d’élaboration. Je pense qu’il faut insister sur l’importance de la culture et l’importance de l’école pour instituer les sujets que sont les élèves, et sur le fait que ce travail d’institution n’est jamais achevé. Pour cela, le sujet doit être constamment sollicité au-delà de lui-même, et au-delà de son expérience.

De ce point de vue là, je crois indispensable de travailler sur les rapports entre l’école comme organisation et l’école comme institution. L’élaboration commune du règlement intérieur, toutes ces choses-là sont tout à fait importantes, et peuvent produire des effets positifs. Cependant, il faut peut-être d’abord poser la question : pourquoi y a-t-il de l’école ? Quelle est la finalité de l’école, qui puisse donner légitimité à l’« être ensemble à l’école » ? Il ne faut pas oublier qu’enseignants et élèves ne sont pas à l’école pour vivre ensemble, mais au contraire pour que les seconds puissent se passer des premiers.

Quel pilotage ? Quelles évaluations ?

Par ailleurs, ce dont la politique ZEP souffre depuis de trop nombreuses années tient bien moins à un manque de mobilisation et d’engagement des « acteurs de terrain » qu’à un déficit criant d’orientation, d’engagement et de travail politiques, dans les orientations ou le manque d’orientations qui lui ont été données. Et là encore, je crois que les deux sont absolument nécessaires. Il ne s’agit pas de dire que c’est au politique, au national, de faire et que le local appliquera, mais je crois qu’il ne s’agit pas non plus de dire simplement que tout doit venir du local.

Deuxièmement, nous avons tous insisté sur la nécessité de l’accompagnement des enseignants, de la reconnaissance de leur travail. Mais là encore, il ne s’agit pas simplement de donner un coup de chapeau au passage au travail des enseignants même si ça mérite d’être fait. Il nous faut vouloir et savoir payer le prix du détail, pour tirer les enseignements de ce qui a été réussi, de ce qui ne l’a pas été, des difficultés et des échecs qu’on a rencontrés, etc. Sans culpabilisation de quiconque, mais sans complaisance non plus.

Le temps nécessaire, et les usines à gaz

D’ailleurs, ce qui est intéressant de transférer, ce n’est pas ce qu’on a fait, ce sont les questions, le travail sur les questions qu’on a rencontrées et on va trop souvent trop vite à transférer des dispositifs en oubliant que les dispositifs n’ont de sens que lorsqu’ils ont permis de résoudre des questions. D’où, plus qu’une nécessité de reconnaissance, la nécessité de promouvoir ce que j’appellerai un espace-temps de réflexivité de l’activité enseignante, dans lequel celle-ci puisse se réfléchir, se distancier.

Or, il ne suffit pas d’avoir du temps pour se réunir, pour savoir travailler ensemble quand on se réunit, chacun le sait. Ce travail collectif ne peut être laissé à la seule responsabilité – encore moins à la seule « bonne volonté » – des enseignants ou du « local ». Ce travail doit être instrumenté. Or, les corps d’inspection sont peu présents sur cet enjeu essentiel.

Je crois également qu’il nous faut travailler à mieux définir les rôles des responsables de ZEP. En particulier, il nous faut éviter que ceux-ci se transforment en chasseurs de financements ou qu’ils passent la moitié de leur temps ou plus à monter des dossiers qui sont parfois de véritables usines à gaz.

Ces différentes questions me semblent importantes, si l’on veut que les ZEP ne soient pas simplement la gestion de la pauvreté mais que, dans les ZEP, s’ouvrent et se concrétisent des perspectives de démocratisation, et pas simplement de modernisation de l’ensemble de notre système éducatif.

Texte élaboré à partir d’une intervention prononcée lors du Forum académique de relance de l’éducation prioritaire (1998), où il était question de la relance de la politique française d’éducation dans les Zones d’Éducation Prioritaire (ZEP).