Faire une conférence à des sourds : la commande est imprévue, mais je l’accepte pour la refiler à mes étudiants !
Il parait que les sourds manquent d’informations pour voter intelligemment. Cela ne me semble pas tellement différent des entendants, mais une dame que je ne connais pas, Géraldine, permanente dans une association de sourds, m’envoie un mail pour me le dire et me demander une conférence pour les préparer aux élections du 7 juin prochain.
Préparer
J’accepte en lui proposant que ce soient des étudiants, futurs régents en sciences humaines, qui préparent et animent cette rencontre ; cela leur fera un bon exercice. Je m’engage à les accompagner dans la préparation et dans l’animation. Elle accepte et trouve l’idée intéressante. Je la propose donc à tous les étudiants de 1er et 2e régendat sciences humaines. Rapidement, cinq étudiants sont volontaires. Nous fixons une date de réunion pour préparer, juste à la veille des vacances de Pâques. La conférence doit avoir lieu le mardi de la rentrée : ça risque d’être un peu juste ! Les étudiants angoissent car ils voudraient bien tout prévoir. On se répartit le travail, on décide de se voir un après-midi pendant les vacances et de s’échanger par mail les informations. On programme une manière de faire que je propose à Géraldine et qui l’accepte. On roule comme ça.
Anthony commencera par présenter la « plomberie » : l’organisation de l’État belge, la répartition État fédéral, Régions, Communautés, le pourquoi de cette organisation, les compétences de chacun, etc. Et cela, en utilisant un diaporama qu’il prépare et nous soumet. Le diapo, Géraldine trouve que c’est une bonne idée, du visuel pour les sourds, c’est tout bon ! Ensuite, les quatre autres proposeront, chacun sur une thématique choisie, un petit texte introductif (une page) suivi de questions exigeant une prise de position et un débat. On fera deux sous-groupes, car on dispose de deux interprètes, même si Géraldine nous prévient que ce n’est pas évident d’organiser un débat en sous-groupes, cela ne s’est jamais fait.
Et après ces débats sur ces quatre thématiques, les quatre étudiants montreront chacun comment chaque parti se positionne et cela en les situant chaque fois sur des axes de tensions, à nouveau grâce à un diaporama. Caroline leur proposera la pétition de la plateforme contre l’échec scolaire[1]Si vous ne savez pas ce que c’est ou si vous ne l’avez pas encore signée, bien que ce soit sans doute trop tard, rendez-vous vite sur … Continue reading et les fera débattre sur l’enseignement. Sunanda testera leurs positions en matière de mobilité. Anne-So tentera de faire naitre la controverse à propos de la politique en faveur des handicapés. Géraldine trouve que c’est une bonne idée, mais attention, les sourds ne veulent pas être considérés comme les autres handicapés. Et enfin, Héloïse les fera choisir entre différentes politiques de relance économique. Ils m’enverront leurs préparations, j’y réagirai et je peaufinerai les dias de conclusion avec les axes de tension. On est content, car on a bien pensé à tout, même si on est un peu court. On a d’ailleurs prévu d’arriver une demi-heure avant pour tout revoir et être fin prêts.
Improviser
Mardi soir, le bus qui amène Anne-So, Caroline et Héloïse tombe en panne ! On devra faire sans une dernière concertation ! Anthony installe le matériel de projection : il n’est pas compatible avec notre travail, sauf les dias de conclusions, on devra faire sans diapo ! Nous montrons nos textes d’intro aux débats : beaucoup trop long, le français n’est pas la langue maternelle des sourds (c’est la langue des signes), peu sont capables de lire des textes construits. On devra faire sans les textes ! Les interprètes refusent de faire la distribution de paroles dans les sous-groupes, leur code de déontologie leur impose la neutralité jusque là. On devra faire sans sous-groupes. Je propose de faire un débat en grand groupe et de faire comme en maternelle : ne peut parler que celui qui a le « bâton magique » en mains, mais pas possible, ils ont besoin des deux mains pour « parler » (signer), on devra faire sans bâton magique. On devra faire sans tout ou sans rien comme vous préférez… Il va falloir improviser…
Les étudiants sont désarçonnés. J’essaie de les rassurer, on va faire ce qu’on avait prévu : Anthony va faire la présentation de l’organisation politique et je me mettrai au tableau pour dessiner et noter les mots-clés pendant qu’ils parlent. Les autres résumeront leur introduction et proposeront oralement les différentes options que je noterai au tableau. On fera le débat en grand groupe et, pour organiser la prise de paroles, ne pourra « parler » que celui qui vient devant, face au groupe. Je les assure que, s’ils n’y arrivent pas ou butent sur un point, je leur viendrai en aide, qu’on va faire ça à la bonne franquette, entre nous, qu’il n’y a pas lieu de stresser…
Anthony commence, mais il comptait sur le diapo comme aide-mémoire, il a donc du mal, oublie certaines choses, revient en arrière quand il s’en rend compte, commet certaines erreurs. J’essaie de ne pas intervenir mais l’énervement me gagne et je lui glisse sur un ton qui ne devrait pas être irrité quelques remarques. Je peux me le permettre puisqu’ils n’entendent pas… !, mais je me rends compte que l’interprète traduit mes remarques aussi, et peut-être même le ton, puisqu’ils poussent la fidélité neutre jusque-là. J’essaie de me calmer et de me concentrer sur les schémas et les mots-clés que je note au tableau.
Donner la parole
Puis Caroline commence pour l’enseignement : elle se lance dans une explication des positions par rapport au décret mixité. Je lui glisse : « Arrête d’expliquer ! », énervé que le réflexe soit toujours le même – expliquer – quand on est insécurisé. Mais mon énervement l’insécurise encore plus. Elle ne sait plus quoi faire. Je lui demande de simplement présenter les points de la pétition et de les prévenir qu’ils devront prendre position par rapport à ces propositions. Ce qu’elle fait, puis demande qui veut donner son avis. Attente ! (On ne peut pas dire silence, car il règne continuellement dans cette salle un brouhaha épuisant qui ne dérange évidemment que nous !).
Finalement, une dame s’avance, vient se mettre face au groupe et « prend la parole ». On s’aperçoit alors que c’est la manière la plus naturelle et la plus évidente d’organiser le débat et de distribuer la parole puisque, pour « parler », ils doivent être vus de tous. Il suffit donc de désigner et d’inviter à venir devant celui qui demande la parole. Super, on va continuer comme ça. Pendant que la dame « parle », signe, l’interprète traduit pour nous, en parlant en « je », en s’exprimant comme si c’était vraiment elle qui parlait. C’est très perturbant. On a envie de lui répondre, mais non.
On s’aperçoit aussi qu’ils sont plutôt plus politisés que les entendants « moyens ». Leur position sociale face à la normalité leur donne une sensibilité d’oubliés, d’exclus, de dominés[2]« Il y a des formes plus ou moins subtiles de racisme social qui ne peuvent pas ne pas éveiller une certaine forme de lucidité ; le fait d’être constamment rappelé à son étrangeté … Continue reading. Ils comprennent plutôt bien le problème de la mixité sociale et pour cause, puisqu’ils vivent souvent la mise à l’écart. Ils ont donc prêts à signer cette pétition, mais veulent surtout témoigner de leur propre scolarité et de celle de leurs enfants dans l’enseignement spécial qu’ils remettent en questions. On doit les couper, car il est prévu qu’Anne-So leur en parle.
Sunanda leur propose différents choix en matière de mobilité. La machine est lancée et les témoignages se succèdent, les positions s’affirment, le raccordement autoroutier de CEREXHE, le tram liégeois… Le système est maintenant bien rôdé : ils se succèdent face au groupe pour parler, et cela avec un plaisir évident. Sur ce thème, leurs positions sont assez classiques : plus d’autoroutes, plus de trams, plus de tout, plus de facilités pour nous !
Anne-So fait un tabac avec les différentes formes d’écart ou d’intégration des handicapés à l’école et au travail. Il faudra stopper les témoignages et les revendications sur les salaires, les conditions de travail, la scolarité des enfants, les expériences personnelles souvent difficiles. On reprend la parole pour qu’Héloïse puisse présenter les différents moyens de sortir de la crise (aides, impôts, soutien de l’offre, soutien de la demande…). Mais ils sont lancés et poursuivent à partir de leurs expériences de travail. On décide alors de conclure, de présenter les différents clivages et de situer les partis sur les quatre thèmes évoqués. Ils nous disent apprécier la formalisation. Et surtout, tous nous remercient pour cette soirée où ils auront pu se et nous parler.
Au bout du compte, nous aurons redécouvert la lune et ce que nous voulions au départ : en matière d’initiation à la politique, il est plus efficace de distribuer la parole que de la prendre.
Notes de bas de page
↑1 | Si vous ne savez pas ce que c’est ou si vous ne l’avez pas encore signée, bien que ce soit sans doute trop tard, rendez-vous vite sur http://liguedesfamilles.citoyenparent.be/Public/Petition.php?ID=29567. |
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↑2 | « Il y a des formes plus ou moins subtiles de racisme social qui ne peuvent pas ne pas éveiller une certaine forme de lucidité ; le fait d’être constamment rappelé à son étrangeté incite à percevoir des choses que d’autres peuvent ne pas voir ou sentir. » (Pierre BOURDIEU à propos de sa propre trajectoire sociale) |