Ou comment l’excroissance grammaticale des programmes prend le pas sur l’apprentissage de l’écriture.
Tout au long de l’année, je reçois diverses injonctions grammaticales plus ou moins sévères. De la part des parents (« Je m’inquiète, vous ne faites presque pas de grammaire, ma fille ne sait même plus ce que c’est un adjectif », « Mon fils ne sait pas conjuguer, est-ce normal ? », etc.) ; de la part des collègues (« Quoi, t’as pas encore vu les sept classes de mots ! ») ; de la part de la directrice qui, en fin d’année, convoque individuellement une série d’instits réfractaires en leur enjoignant de faire plus de grammaire et de respecter le programme.
J’ai appris à l’école normale à utiliser les socles de compétences. C’est donc devenu mon référentiel, ma boussole. Il y est très peu question de grammaire, et toujours en lien avec la lecture et l’écriture de textes. J’ai considéré que j’avais donc une marge de liberté en la matière. J’ai mis au point des activités, inspirées du Petit laboratoire de grammaire de Brigitte Mahillon, visant à éveiller chez les élèves l’envie d’observer la langue, de la décortiquer, de dégager des régularités… sans règles strictes, sans par cœur, et toujours sur la base de textes sociaux, c’est-à-dire résistants. Un texte résistant, c’est un texte qui résiste à la compréhension immédiate, qui demande de s’arrêter et de discuter, qui demande d’avoir une posture réflexive à propos de la langue qui fait souvent défaut aux élèves des milieux populaires. Mais ces textes résistent aussi aux règles ! Alphonse Allais, Jean de la Fontaine, Pierre Dac, Bernard Friot… les textes proposés par le Petit labo font réfléchir, ils sont touchants ou hilarants, mais pour en tirer des règles strictes de grammaire, bonjour ! (Il en va d’ailleurs de même des productions d’élèves : essayez un peu d’identifier les fonctions dans la phrase Wech frère, tu casses la tête !)
Des discussions en salles des profs nous amènent à constater, mes collègues et moi, que nous n’utilisons pas tous le même référentiel. Certains utilisent le programme de l’enseignement officiel, puisque nous sommes dans le communal, d’autres celui de l’enseignement catholique, parce qu’il est mieux fait, quant à la directrice, elle nous transmet en cours d’année un programme qu’elle a trouvé sur internet, sans pouvoir nous dire à quoi il correspond.
Pour l’année suivante, nous nous mettons d’accord pour suivre la table des matières d’un manuel belge qui s’annonce conforme aux programmes.
Finie la marge de liberté. Pour le cycle 5-6, il y a quatre cahiers et chacun contient une trentaine de points matière. Cent-vingt points matière au total ! Et pour chacune de ces matières, il faut créer une synthèse, les parents et la directrice exigent des exercices de drill dont une partie doit être donnée en devoir, je dois concevoir une séance découverte pas trop débile (mon exigence à moi), de quoi aider les retardataires à rattraper leur retard, et de quoi nourrir les plus rapides.
Au café, avec mes collègues de cycle, je m’épouvante de la masse de travail que cela représente, pour moi, et surtout pour les élèves. Il va falloir laisser tomber d’autres trucs. « Mais toi, tu fais beaucoup de projets d’écriture, non ? Ça prend du temps, ça… » Oui. Non seulement ça prend du temps, mais c’est ce que je préfère, ce que les élèves préfèrent, et ce qui me semble le plus urgent. En prenant le temps de lister les critères de réussite du type de texte à produire, en prévoyant des temps pour s’(auto)évaluer à l’aune de ces critères, puis réécrire en fonction de ce qu’on a pointé comme manquements, il me semble pouvoir donner, même aux élèves pour qui écrire est très laborieux, des outils pour gagner en autonomie dans l’écriture.
Autre corolaire, et ça je l’entends de ma directrice comme de mes collègues « Ça ne va pas être possible de continuer à travailler avec tous les élèves, il faut avancer dans la matière », « Il y en a que tu vas devoir laisser de côté », « Surtout qu’on a perdu trois mois avec le confinement »…
Gloups. J’essaie de rester zen. Mais il n’y a pas que le stress, auquel je m’applique à résister. Il y a la perte de sens, pour moi. Renoncer à des projets d’écriture pour apprendre (?) à toute vitesse les phrases verbales et non verbales, l’adjectif verbal et le participe présent, l’accord de tout et de même, à la base de textes inventés pour l’occasion ? Et pour ensuite s’entrainer rageusement sur des séries d’exercices dont le sens m’échappe (et le mot est faible) :
« Conjugue les verbes entre parenthèses :
Marina et moi (moudre) du café pour le tiramisu.
Juliette et Hakim (acquérir) cette maison
grâce à un héritage »
Je me sens bien seule et trop inexpérimentée pour le faire. De plus, une partie des revendications des parents me semble légitime (du moins tant qu’en secondaire aussi, la grammaire garde une place prépondérante), et je ne sais pas moi-même où placer la limite entre grammaire utile et grammaire inutile. Il me semble indispensable d’aider les élèves à maitriser ce marqueur de classe sociale qu’est l’orthographe, et il y a pour cela une grammaire minimale indispensable. Mais j’aime aussi jouer avec la langue et à y regarder de plus près, tout semble intéressant, si pas à étudier, du moins à observer… Je n’ai, du coup, pas d’alternative assez convaincante à opposer à la directrice, aux parents, aux collègues, et aux programmes.
J’avale donc la pilule — temporairement j’espère. Mon enthousiasme professionnel en a pris un coup. Car comment créer le désir d’apprendre, chez les élèves, des compétences et des notions grammaticales ? J’avais une piste : puisque la grammaire sert à communiquer mieux par écrit, apprenons la grammaire qui est amenée, imposée par nos projets d’écriture (sur le modèle proposé par Élisabeth et Jean-Bernard Schneider aux éditions Accès : une Grammaire en textes qui se travaille en parallèle avec les projets du coffret projet écrire). Nous travaillerons le passé composé pour écrire de meilleurs comptes rendus, nous apprendrons la ponctuation pour écrire de plus belles lettres, les compléments du nom pour écrire un portrait poéticoabsurde… Seulement voilà, pour les projets d’écriture, les vrais, les beaux où l’on prend le temps de s’évaluer, de s’améliorer, puis de socialiser nos textes, pour écrire comme ça, on n’a plus le temps : on a de la grammaire à faire.