Chaque vie est un voyage. La musique, elle, est un voyage qui n’a pas besoin d’issue.
Je suis arrivé à 18 ans en Belgique et je pratiquais déjà la musique depuis l’âge de 4 ans. J’avais suivi le solfège en Algérie, une formation plutôt « arabo-andalouse ». Je me débrouillais bien en piano, guitare et luth. Mais mes aspirations étaient plutôt de devenir jazzman.
Quand je suis arrivé en Belgique, avant de penser musique, j’ai d’abord dû gagner ma croute. J’ai alors travaillé comme animateur au Foyer des Jeunes à Molenbeek. J’ai ensuite été engagé comme musicien par un théâtre pour enfants et j’y ai appris à devenir acteur, ce qui m’a permis d’animer des ateliers théâtre avec des enfants de fin d’école primaire, dans des écoles de type ZEP. Je montais des spectacles avec eux, de l’écriture à la réalisation finale.
Je me suis rendu compte assez vite que je manquais de bases musicales solides (harmonie, solfège, contrepoint) pour avancer dans ce travail d’écriture. J’ai donc repris des cours en académie et au conservatoire. Je découvre l’opéra qui me fascine véritablement et l’idée de monter un opéra pour enfants s’impose de plus en plus. Je commence par l’adaptation de Obéron de WEBER, un conte féérique avec, notamment, Charlemagne et le Roi Arthur !
Je me lance ensuite dans l’écriture d’un opéra : Mathilde pour l’ouverture du théâtre Le public à Bruxelles. Je mets aussi en scène l’opéra Cendrillon de Maxwell DAVIES, avec des enfants de l’Académie de Boitsfort et des gosses de la rue.
La Monnaie me propose de travailler à l’écriture d’un opéra-ballet L’aile du papillon dans des classes de trois écoles de Bruxelles. J’anime des « mises en situation » avec ces jeunes du début du secondaire, accompagné d’un écrivain chargé de rédiger le livret (l’histoire, les dialogues de l’opéra). Ces dialogues sans tabous seront la trame du livret. Je m’occupe de la musique et de la mise en scène. Les enfants ont participé à cette écriture, certains même sont montés sur scène, après d’âpres négociations. Le bénéfice fut évident : valorisation, prise au sérieux, engagement. Leur intégration dans la vie scolaire en a profité aussi !
Ma rencontre avec le comédien Ben HAMIDOU fut un tournant. Dans le cadre des projets-contrats de quartier, il me propose de créer des ateliers de musique à la Maison des Cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek. Cette Maison se veut un pôle d’ouverture et tente de décloisonner le quartier, essaye de dépasser la culture marocaine dominante. Y venir avec de la musique classique et contemporaine de surcroit était un superbe défi. Nous avons ainsi rassemblé 30 personnes, de 12 à 70 ans, plus sensibles à la StarAc ou à Notre-Dame de Paris qu’au requiem de MOZART. Des ateliers-vocalises s’installent pour travailler la voix. À notre grande surprise, les jeunes en redemandent. Surtout après la venue d’une chanteuse professionnelle qui les fit vibrer (les vitres en parlent encore) en leur présentant des airs d’opéra. Les spectateurs étaient scotchés et ont demandé des CD avec des airs d’opéra.
Un musicologue est venu expliquer le requiem aux femmes marocaines. Ce fut l’occasion de comparer les différents rites et cérémonies de funérailles dans nos cultures.
L’idée de monter un opéra se fit jour. Et pourquoi ne pas partir de leur rêve de StarAc. Gennaro PITISCI se mit à l’écriture du livret. Pendant ce temps, les futurs acteurs visitent le théâtre de la Monnaie et ses ateliers de confection, de décors et de costumes. Avec l’aide de musiciens professionnels (le Quatuor DANEL, basé à Molenbeek) et de musiciens du Conservatoire, l’opéra La Marche des Anges est monté sous chapiteau. 1000 entrées. Tout le quartier est venu assister au spectacle.
Forts de cette expérience, nous avons décidé d’ouvrir un atelier-opéra à Molenbeek, grâce à un subside récurrent de l’Éducation permanente. Pour lancer le projet, il nous a semblé plus facile de commencer en créant deux groupes : un groupe avec les enfants et un groupe avec les adultes. Dans les deux groupes, on chante à deux ou à trois voix. Parfois du MOZART. Il est intéressant de signaler qu’à son époque, la musique était partagée, chantée par des amateurs. Ce n’était pas réservé à une élite !
L’atelier bénéficie aussi de l’apport d’une chanteuse professionnelle, Christine LAMY, qui aide les participants à travaillerer leur voix, à interpréter et respecter la musique telle qu’elle est écrite.
Ce travail de rendre accessible la musique, gratuitement et avec des gens compétents, fut un point de départ de l’investissement des jeunes et des anciens. « Et pourquoi pas nous ? On est aussi capables de comprendre cette musique ! »
En plus du travail musical, vocal, il y a tout un travail sur le jeu d’acteur, d’improvisations, d’échanges. La lecture collective du livret donne lieu à pas mal de réactions. Les personnages se construisent en fonction des capacités et de la personnalité de chacun. Parfois cela engendre d’intéressantes discussions sur l’interprétation. Lorsque la lune se plaint ainsi : « Je veux ma liberté, depuis des lustres, je ne luis plus », faut-il chanter ce texte de manière un peu éthérée, parce que la lune ne peut être que sereine ou de manière plus violente parce qu’elle se révolte contre sa condition ? Que suggère l’écriture musicale ? Une jeune fille de 14 ans ne sentira et ne chantera pas le morceau de la même manière qu’une femme de 40 ans. Des questions du même ordre se posent pour les chimères, trois personnages qui n’en forment en réalité qu’un seul : sont-elles solidaires ou bien chacune désire-t-elle se distinguer ou se séparer des autres, sont-elles plutôt séductrices, baveuses, agressives, généreuses, anthropophages, ou tout ça à la fois ?
Après les séances hebdomadaires de travail en groupe, nous nous retrouvons à trois (Ben HAMIDOU, Gennaro PITISCI et moi) pour définir, écrire, faire évoluer les personnages, les symboliques, le fil rouge de l’opéra, en fonction des réactions de nos acteurs en herbe. Je mets en mots et en musique le résultat de nos cogitations, le fait vérifier par mes deux collaborateurs et nous apportons le fruit de ces échanges lors des moments de travail en groupe. Chaque modification est ainsi testée dans la semaine qui suit. Ça marche ou ça ne marche pas, je le sais tout de suite.
De nouvelles partitions arrivent ainsi régulièrement. Les chanteurs attendent ces modifications qui sont le fruit des réajustements proposés. Parfois, entre deux séances, je reçois un SMS pour demander où j’en suis dans la réécriture. Signe de l’intérêt de cette collaboration.
J’écris la musique en fonction de l’histoire et des réactions des chanteurs. C’est de la musique contemporaine, pas facile, mais basée sur une véritable expérience sonore, construite sur les émotions et les sentiments des personnages. C’est parce que l’œuvre est en construction, en interaction, que la musique est accessible.
J’ai constaté, à ma grande surprise que, les gens ont moins d’à priori que ce que je craignais. L’oreille est ouverte. Je pense que la sauce prend parce que nous avons constamment expliqué le sens de la musique, au fur et à mesure que je l’écrivais. La musique porte l’émotion du personnage, elle est un écho des sentiments. Il faut une distorsion quand on se moque d’un personnage. La musique induit le rythme et l’émotion du personnage quand il chante. Mais la musique est aussi indépendante du texte quand elle est décor, trame de fond.
Je n’essaye pas de faire du folklore. La musique est universelle. J’apporte évidemment ce que je suis, mais je n’ai aucune volonté d’intégrer les cultures qui me traversent et me nourrissent. J’ai été élevé dans une musique mélodique, à une voix. Or mon boulot est justement d’habiller ces mélodies, c’est ça qui m’intéresse.
Ce nouvel opéra sera intitulé Safina ce qui signifie le bateau, la chaloupe. Le point de départ fut le drame de ces hommes et ces femmes qui traversent les mers dans l’espoir d’une vie meilleure, dans la recherche d’un Eldorado. Deux jeunes entament cette traversée, meurent, mais leur voyage continue après la mort. Il y a un parallélisme entre la réalité, dure, et une vision fantastique du voyage. Tout recommence tout le temps.
Un projet pareil dure deux ans. C’est l’envie et le travail collectif qui tiennent les gens en haleine. Ils ont besoin de nous et on a besoin d’eux. C’est ce partage, cet équilibre qui fait toute la force et la beauté d’une telle entreprise.