Le Réseau des apprenants, un projet participatif de formation avec des apprenants en alphabétisation au sein d’une grosse institution : voilà un projet engagé. Mais si l’objectif d’émancipation est au cœur des valeurs et écrit dans la chartre, quand les apprenants réinterrogent l’association sur la prise en compte de leur parole dans son action, elle n’est pas forcément prête à entendre…
L’association Lire et Érire nous avait demandé, en début d’année 2010, d’étudier un dispositif pour relier des groupes d’apprenants qui revendiquaient une posture militante. Deux penseurs ont nourri notre action : Paulo Freire pour qui la pratique éducative en tant que pratique politique peut être source de libération des opprimés et de transformation de la société, et Edgar Morin qui insiste sur la prise de conscience de la complexité des phénomènes de société, de leurs multiples liens avec différents savoirs, et invite à favoriser l’autonomie et la liberté de l’esprit.
Et puis, un document officiel sur lequel nous appuyer : la charte de Lire et Érire. Elle revendique l’alphabétisation de qualité comme un droit fondamental et se donne pour but de développer l’alphabétisation dans une perspective d’émancipation, de participation des personnes et de changement social vers plus d’égalité.
Lire et Érire est un mouvement d’Éducation permanente. Une grosse association, composée de neuf régionales et de trois coordinations vu qu’il y a trois régions en Belgique.
Depuis plusieurs années, elle mettait de l’énergie et des moyens pour promouvoir la participation des apprenants dans différents colloques, rencontres régionales et évènements internationaux qui revendiquaient le droit au savoir et une alphabétisation de qualité[1]Voir https://shrtm.nu/SX8g. Dans cette continuité, la direction au niveau de la communauté française nous a confié la mise en place du projet Le Réseau des apprenants.
Nous avons d’abord réuni les personnes accompagnant des groupes pour mieux connaitre l’identité de ceux-ci et les projets qu’ils menaient afin de récolter de quoi nourrir une première journée de rencontre.
Nos animations étaient pensées pour que ce Réseau des apprenants soit compris et ressenti comme un espace ouvert à tous, pour que chacun puisse en être porteur et ait une compréhension du processus. Nous visions une action à long terme.
Nous avons choisi de mettre en place des assemblées. Ces réunions regroupaient tous les participants du Réseau, apprenants et professionnels qui le souhaitaient : une centaine de personnes. Ces assemblées étaient l’espace de décision du Réseau, le lieu du croisement des questions à explorer et des grandes étapes pour imaginer cette réflexion, un lieu pour questionner les actions.
Collectivement, nous avons pensé une plus petite structure, Le comité de suivi, qui avait une fonction de liaison entre les actions et les participants. Participer au Comité de suivi, c’était faire un pas décisif dans l’engagement pour la mise en place du Réseau, travailler à sa pérennité, mais aussi faire reconnaitre une posture de militant, que l’on en soit bénéficiaire ou acteur professionnel.
Au départ, il nous semblait important que les groupes puissent être porteurs de la même question pour renforcer la cohésion du réseau, enrichir les bonnes pratiques, nous former mutuellement, envisager des actions communes au-delà du niveau local.
La première thématique choisie a été l’enseignement, thème fondamental pour tous les apprenants, plutôt d’origine africaine et magrébine, avec une expérience de l’analphabétisme, des attentes énormes du monde scolaire[2]« Une école qui fait réussir les enfants pour qu’ils accèdent à une meilleure vie » comme nous avons souvent entendu., mais comprenant peu son organisation et ses enjeux. Mais aussi pour ceux de Wallonie, issus du monde populaire belge avec un vécu douloureux vis-à-vis de l’école, un parcours de rejets et d’échecs.
Et ainsi, le processus s’est mis en route avec des assemblées tous les trois mois, des réunions du Comité de suivi toutes les six semaines, des formations mixtes des participations à des évènements internationaux.
Une première formation, en novembre 2010, l’analphabétisme dans le monde marqua les participants. L’expérience avait ouvert les yeux de beaucoup sur une réalité planétaire aux causes et conséquences complexes et nombreuses. Découvrir la réalité des autres continents, la confronter avec ses représentations initiales, devoir la présenter aux autres sous différentes formes, en manipulant des cartes, des schémas, en passant par le corps, par les mathématiques, en réalisant des synthèses sur base des productions des différents ateliers, avec les photos des groupes au travail, les affiches réalisées, les textes écrits par les uns et les autres… une manière de faire qui permettait aux apprenants d’ancrer leurs « savoirs de formation » dans une exploration internationale et sociale.
Une deuxième formation, en février 2011, autour des enjeux des méthodes pédagogiques marqua cette fois celles et ceux qui l’avaient préparée. Nous voulions faire découvrir aux participants le tableau des approches pédagogiques de Lesnes[3]https://shrtm.nu/UxoC. Mais ce que nous avions imaginé n’a pas été compris comme nous l’espérions. Les apprenants avaient exprimé de manière très forte leur rejet, nous bousculant, nous obligeant à revoir toute la méthodologie, à travailler jusques deux heures du matin.
Il y eut bien sûr des retombées dans la vie des groupes d’alpha, plus d’autonomie notamment (les apprenants quittaient leurs quartiers, prenaient les transports en commun seuls, et même certains passaient leur permis) et la découverte du pouvoir des mots (prendre la parole devant un groupe, dire son avis, chercher des arguments).
Il y eut aussi une réflexion sur comment choisir les représentants aux évènements internationaux : comment à la fois donner la possibilité à ceux qui ne l’avaient jamais eue de voyager, mais en même temps répondre aux enjeux de la représentation. Il a fallu fixer des critères, permettre à chacun d’expliquer sa motivation, répondre aux questions, éviter le vote et favoriser le débat.
Et, nous nous sommes interrogés sur la manière de présenter l’expérience du réseau. S’appuyer sur des mots-clés ? Non, l’écrit bloquait les participants. Il a fallu travailler les codes de la communication. Cela a pris beaucoup de temps, mais cela fut un formidable moment d’apprentissage personnel et collectif.
En tant que formateurs, nous devions nous remettre en question, pour créer, inventer, prendre le temps de préparer du matériel qui faciliterait l’expression de la pensée, ne pas renoncer à l’objectif quand cela ne fonctionne pas, être attentifs au processus et au groupe et en même temps.
Agir pour l’émancipation, y compris nous-mêmes en tant que professionnel, pour que les apprenants osent prendre des responsabilités, c’est accepter de disparaitre dans leur accompagnement.
En début d’été 2012, soit dix-huit mois après le lancement du projet, le Conseil d’administration de Lire et Érire décidait d’arrêter le projet du Réseau des apprenants, sans délai et de manière immédiate. Nous devions prévenir les participants par courrier, ce qui nous semblait une aberration et n’avons reçu aucune réponse à nos pourquoi, si ce n’est décision du CA.
Ce projet était fondé sur quelques grands moments partagés de création et d’apprentissages. Les formations mixtes entre travailleurs et apprenants avaient marqué tant les apprenants que les formateurs et formatrices qui y ont participé, et nous-mêmes aussi. Plusieurs en parlent encore aujourd’hui.
Un an après la fin du Réseau, après des mois de flottement, la nouvelle direction proposa une réunion entre les co-présidents et les membres du Comité de suivi pour que chacun puisse s’expliquer sur cette fin abrupte du projet.
Pour cette réunion, nous avions adopté le dispositif de la tortue inspiré de ATD Quart Monde[4]Croisement des savoirs ATD Quart Monde : https://shrtm.nu/Ny13. Après chaque intervention des co-présidents, nous prenions un moment en petits groupes où les apprenants entre pairs pouvaient reformuler ce qui avait été dit et poser des questions.
La mise en commun révélait que les apprenants ne se laissaient pas bercer par des mots jargonneux. Ils mettaient le doigt sur ce que nous pensions avoir identifié comme problème principal : la peur que des apprenants puissent s’exprimer sur les orientations de Lire et Érire, ce qui pourrait remettre en cause la place de l’apprenant dans l’association, mais aussi le pouvoir de ceux qui la dirigeaient. Un grand pas vers l’émancipation.
Aujourd’hui, avec le recul, nous réalisons l’importance de considérer avec soin ce que le projet fait bouger dans l’organisation de l’association à tous ses niveaux. Les relations humaines dans le cadre institutionnel sont inévitablement liées à des enjeux de place, de reconnaissance et de pouvoir. Nous n’avons pas suffisamment travaillé cet aspect. Aurions-nous dû être plus proactives et chercher des contacts avec les responsables ? Surement, cela aurait sans doute évité des malentendus et permis d’aller de l’avant plus sereinement.
Mais, on se demande ce que redoutait l’association à l’idée que des apprenants puissent participer à la réflexion sur son action et ses visées.
On note un grand écart entre les mots qui portent nos pratiques et la considération effective de nos pratiques, dans ce système hiérarchique et pyramidal.
Malgré l’échec apparent du Réseau qui a apporté son lot de frustrations et de colère chez les apprenants, les accompagnateurs et nous-mêmes, certains ont continué à s’engager et à militer.
Plusieurs projets qui s’inspirent de l’expérience du Réseau ont depuis vu le jour :
L’équipe pédagogique de Lire et Érire Fédération Wallonie Bruxelles a créé une nouvelle formation intitulée Regards Croisés, qui accueille des participants apprenants et professionnels au-delà de l’association, un public sensibilisé aux questions liées à l’illettrisme[5]Voir le journal de l’alpha 216, 1er trimestre 2020 https://shrtm.nu/ANr1 ;
Des groupes d’apprenants ont poursuivi leurs actions de sensibilisation, un groupe s’est même constitué en asbl en 2018 (« L’illettrisme Osons en Parler » à Verviers) ;
Une équipe de travail formée de formateurs engagés dans l’éducation populaire a mis en place un cadre de référence pédagogique ;
Lire et Érire a remis sur pied un Réseau des apprenants d’une autre forme, avec de beaux projets portés localement[6]Voir par exemple la bande dessinée réalisée par un groupe du Brabant wallon https://shrtm.nu/mJin.
Notes de bas de page
↑1 | Voir https://shrtm.nu/SX8g |
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↑2 | « Une école qui fait réussir les enfants pour qu’ils accèdent à une meilleure vie » comme nous avons souvent entendu. |
↑3 | https://shrtm.nu/UxoC |
↑4 | Croisement des savoirs ATD Quart Monde : https://shrtm.nu/Ny13 |
↑5 | Voir le journal de l’alpha 216, 1er trimestre 2020 https://shrtm.nu/ANr1 |
↑6 | Voir par exemple la bande dessinée réalisée par un groupe du Brabant wallon https://shrtm.nu/mJin |