Émanciper par l’école ?

L’école est-elle un facteur d’émancipation? N’est-ce pas la raison d’être de sa création, la justification de son invention? La réalité est-elle conforme à ce postulat?

On peut en douter. On peut dire que, globalement, l’école est méritocratique. Elle sélectionne les meilleurs qui, à part une minorité d’exception, se retrouvent dans les groupes sociaux supérieurs. L’école reproduit les inégalités sociales.

« Vouloir l’émancipation des élèves est une gageüre paradoxale. »

Concernant la relation pédagogique, vouloir l’émancipation des élèves est une gageüre paradoxale. En effet, à la base de cette relation, il y a une situation de domination de l’enseignant sur ses élèves. L’école est obligatoire. Son fonctionnement est prescrit. L’école et les professeurs imposent un horaire, des contenus à apprendre, des activités à réaliser, des postures à adopter, et les élèves sont priés d’obéir. Il y a bien un rapport de pouvoir asymétrique. C’est par l’action que les acteurs responsables de l’école peuvent dépasser ce paradoxe et pratiquer ce que certains ont appelé la tutelle émancipatrice : s’appuyer sur sa position de pouvoir pour mettre en place des activités qui vont progressivement donner aux subordonnés de l’emprise sur leur réalité.

L’école vise-t-elle l’émancipation?

L’émancipation peut être définie comme la sortie ou l’affranchissement d’une tutelle. Il s’agit de se libérer d’une autorité, d’un pouvoir. Ce qui est visé, c’est l’accès des individus et des groupes sociaux dominés au pouvoir et à l’autonomie d’action, pour pouvoir agir sur leur environnement et les institutions dans lesquelles ils vivent. L’action sociale se déroulant toujours dans des institutions et la domination étant pratiquement toujours celle d’individus appartenant à un groupe, à une catégorie sociale. L’émancipation a une dimension collective.

L’émancipation requiert de modifier ses représentations du monde ainsi que la compréhension de son fonctionnement. Il est nécessaire également de construire une personnalité qui a confiance en elle, sait faire preuve de créativité et possède les compétences pour mener des projets collectifs.

Est-ce là la mission de l’école? Le décret du 24 juillet 1997, repris page suivante, définit les visées de l’école. Les buts avancés rejoignent notre conception de l’émancipation. Alors, pourquoi le produit de l’école ne correspond-il pas aux missions assignées à l’enseignement? Parce que l’organisation et l’activité scolaire ne sont pas directement la tentative de concrétiser ces missions, mais la traduction d’autres finalités souvent implicites.

Décret du 24 juillet 1997, article 6
Les missions prioritaires de l’école sont :

  • La promotion de la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves;
  • l’appropriation des savoirs et l’acquisition des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle;
  • la préparation de tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures;
  • la garantie à tous les élèves de disposer de chances égales d’émancipation sociale.

L’école assure la promotion par le diplôme. Celui-ci est obtenu par l’appropriation des savoirs. Mais les savoirs enseignés visent l’érudition et restent de type encyclopédique, transposition simplifiée du savoir académique. Ils ne cherchent pas explicitement à donner une compréhension du monde. La formation de la pensée, de son côté, est un produit dérivé qui s’acquiert par la familiarisation avec des notions théoriques plus ou moins complexes. L’acquisition des compétences sociales et émotionnelles est un des parents pauvres des objectifs scolaires. De son côté, la formation professionnelle cherche à outiller le jeune, pour qu’il soit un exécutant efficace, mais pas un travailleur lucide et critique, capable d’agir sur sa réalité professionnelle. Ainsi, en se centrant exclusivement sur l’érudition pour elle-même, l’école secondaire sélectionne ceux qui auront été capables d’en comprendre les règles du jeu (souvent apprises en dehors de l’école) et de gagner aux concours qu’elle organise. Les gagnants ne sont qu’une fraction des jeunes[1]Préalablement, l’école primaire a sélectionné en n’arrivant pas à faire acquérir à tous la maitrise des compétences en lecture, en écriture, en calcul, en résolution de problème, pour … Continue reading.

En conséquence, les enseignants qui veulent travailler à l’émancipation doivent réfléchir aux conditions requises pour développer cette capacité d’action dans le cadre des programmes formels, des règles en vigueur et de la liberté pédagogique. Car les contraintes scolaires laissent un espace d’initiatives dont il faut se saisir.

Émanciper par les savoirs

Par manque de place, je ne développerai pas le contenu du savoir émancipateur. En très bref, tout savoir qui permet de comprendre l’univers, le monde matériel et biologique, la société, les comportements des personnes, des groupes, des organisations est potentiellement émancipateur. De même, le savoir scientifique est intéressant s’il permet de comprendre comment les sociétés voient le monde et comment la technologique le transforme. Dans le cadre professionnel, le savoir technique permet de comprendre pourquoi et comment on produit et ce que cela induit dans l’organisation du travail et dans la société. Cependant, pour être émancipatrice, la découverte du savoir, quel que soit son objet, requiert d’être mise en perspective et contextualisée. Pourquoi a-t-on cherché à en savoir plus, mieux? Comment y est-on arrivé? Quelles ont été les controverses qui ont animé les découvertes? Qu’est-ce qui est différent dans notre vision du monde depuis la modélisation de ces connaissances? Le savoir émancipateur enseigné à l’école doit rompre avec le paradigme de l’encyclopédisme et de la transposition du savoir académique. Il doit être organisé autour d’un nouvel enjeu civilisationnel, celui de comprendre l’écologie du monde dans lequel on vit et dont on vit. Cela implique de pratiquer l’interdisciplinarité pour développer une capacité à penser le complexe.

Accroitre son autonomie de pensée suppose que l’on sache apprendre en permanence. Apprendre à apprendre devient donc un objectif qui nécessite des démarches spécifiques.

Former une pensée critique

Sur le plan cognitif, l’enjeu principal est l’acquisition de l’esprit critique. Il consiste à pouvoir évaluer la fiabilité d’une information, d’une affirmation, d’un énoncé, d’une théorie. Toutes les disciplines peuvent être l’occasion d’une pratique de l’épistémologie (comment on construit le savoir et comment l’individu connait). Cet esprit critique doit pouvoir s’exercer sur toutes les formes d’information, y compris la littérature, les messages entre personnes physiques ou ceux qui transitent par les réseaux sociaux.

Complémentaire à l’exercice de l’épistémologie, la pratique régulière des démarches de construction de savoir contribue à la formation du sens critique, car au-delà du savoir découvert, ces démarches permettent de comprendre, par l’expérimentation directe, comment le savoir s’élabore et se construit, comment des problèmes se résolvent. Il y a une condition : réfléchir et rendre explicite les étapes par lesquelles on est passé pour trouver et les opérations pratiquées pour vérifier la pertinence du savoir construit. C’est la métacognition.

Agir efficacement en groupe

L’émancipation a une dimension collective : on est plus fort pour résoudre des problèmes, pour trouver une solution à des obstacles par un travail collectif. Pour vivre la force de la coopération, les enseignants peuvent s’appuyer sur des démarches de travail en groupe, reprises aux méthodes actives, par lesquelles la découverte du savoir est œuvre commune et pour laquelle l’apport de tous est requis. Les jeunes peuvent aussi expérimenter que l’union fait la force sur le plan matériel et institutionnel par la réalisation de projets concrets autogérés. Le fondement de ce travail repose sur la solidarité : on réussit ensemble, on progresse ensemble, on ne laisse personne sur le bord du chemin. Cette valeur est explicite non seulement chez les enseignants, mais aussi chez les jeunes eux-mêmes.

S’autogérer collectivement

La démocratie et l’autoorganisation, dimensions essentielles de l’exercice d’une emprise directe sur ses conditions de vie et de travail, s’apprend par l’expérience d’instances où se prennent des décisions sur des éléments cruciaux de la vie scolaire, sur le contenu des apprentissages, sur les formes et du travailler ensemble. La pédagogie institutionnelle avec l’instance du conseil est incontournable comme méthode pour faire vivre cette dimension.

Se connaitre

Le développement des compétences émotionnelles et de la connaissance de soi, psychologiquement et socialement, n’a, semble-t-il, pas sa place formellement dans les programmes. Pourtant, une lucidité quant à la manière dont on fonctionne est cruciale pour avoir confiance en soi et pouvoir agir en groupe. Elle repose sur des capacités à s’exprimer, dans différents langages.

Transférer les apprentissages scolaires

Tous ces apprentissages pratiqués et réussis à l’école ne sont pas pour autant une garantie que ces compétences acquises s’appliqueront dans la vie future des élèves. Pour qu’elles soient transférées dans d’autres pans de l’existence, il faut que les personnes perçoivent une similitude entre les situations d’apprentissage et le nouveau contexte. Pouvoir lire des analogies dans son environnement doit être entrainé dès l’école pour accroitre la chance que le transfert soit pratiqué. Et cela dans toutes les sphères de l’apprentissage.

Pour toutes les dimensions d’un travail pédagogique émancipateur, il existe des visions réfléchies et des pratiques éprouvées qui permettent de le réaliser. La suite de ce numéro en présente quelques-unes[2]Si le lecteur veut approfondir certains aspects, je peux donner une bibliographie..

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Préalablement, l’école primaire a sélectionné en n’arrivant pas à faire acquérir à tous la maitrise des compétences en lecture, en écriture, en calcul, en résolution de problème, pour penser avec méthode, pour pouvoir prendre des initiatives.
2 Si le lecteur veut approfondir certains aspects, je peux donner une bibliographie.