Enfants d’ici, pas d’ailleurs

En décembre dernier, nous publiions une interview de Fabienne Brion sur la radicalisation des jeunes. Au moment même, attentats et arrestations faisaient la une de tous les journaux. Comment orienter notre pratique d’école en tenant compte de ces terribles évènements ?

Les dernières semaines, articles et émissions se sont multipliés pour s’interroger sur les raisons pour lesquelles « ces jeunes » se radicalisent. Cela a été l’occasion d’un foisonnement de discours mettant en cause les appartenances
de ces jeunes qui seraient responsables de tous les maux : origines immigrées (malgré le nombre de générations), refus délibéré ou inconscient de ne pas s’intégrer, culture et/ou confession musulmane supposée(s) être incompatible(s) avec les droits de l’homme, etc.
Ainsi donc, le problème, ce serait « eux » : ces autres — intolérants, violents — qu’on a accueillis chez nous. Nous, on serait bien : démocrates, enfants des lumières, pacifiques, défenseurs des libertés, de la veuve et de l’orphelin…
« Et si nous étions assujettis à des discours aveuglants ? »

Or, le courage de la vérité, c’est moins de prétendre savoir ce que sont les Autres que de chercher à savoir qui nous sommes, nous[1]F. Brion et B. Harcourt, « Situation du cours », in. M. Foucault, « Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu de justice », Presses universitaires de Louvain et University of Chicago. Il est plus facile de supposer un défaut à l’autre, que d’interroger nos grilles de lectures qui nous semblent si évidentes.

Et si nous aussi, nous étions assujettis à des discours aveuglants ?

Le choc des civilisations

Une première évidence, qui s’est imposée médiatiquement, est « le choc des civilisations », dont les attentats seraient le résultat. L’inventeur de cette notion est un ancien
conseiller de Bush, Samuel Huttington…

En 2004, il publie un ouvrage au titre emblématique : « Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures »[2]S.P. Huntington, « Qui sommes-nous ? Identité
nationale et choc des cultures » Odile Jacob, 2004.
. Avec une honnêteté
ou un cynisme stupéfiant, il y explique comment, après la chute du mur de Berlin, les États-Unis se sont mis en quête d’un nouvel ennemi pour unir la nation, décrit les
possibilités envisagées, et expose les « qualifications de l’islam » pour
tenir le rôle. De son point de vue, le terrorisme n’est pas un problème,
mais une solution…

Des ennemis bien pratiques

Le discours du choc des civilisations – celui de l’incompatibilité entre un occident démocrate et un islam enclin au terrorisme — contribue à créer le danger qui était supposé par le dispositif de sécurité qu’il a légitimé.

La plupart des jeunes qui partent en Syrie ont grandi dans un discours qui disqualifie leur religion (et le thème de la radicalisation prolonge la disqualification). Depuis leur naissance, ils sont sommés de s’en démarquer ; s’ils refusent, c’est considéré comme l’indice d’un défaut d’intégration.

Faut-il s’étonner si certains d’entre eux ont le sentiment d’être des « enfants illégitimes »[3]A. Sayad, « L’immigration ou les paradoxes de l’identité », De Boeck, 1991. quand le
gouvernement dit vouloir étendre les possibilités de déchoir de leur nationalité belge des personnes nées en Belgique de parents eux-mêmes nés en Belgique – au prétexte
que c’est dans « la 2e ou la 3e génération » que « la situation se pose », et qu’elles sont une menace pour la sécurité ?

Classes laborieuses, classes dangereuses, et à perpète

L’insécurité générée par ces jeunes, voilà une autre « évidence » où une prise de recul serait salutaire.

Dans les sociétés capitalistes, il était clair que les classes populaires constituaient une réserve de main d’oeuvre et c’était en leur sein qu’on emprisonnait massivement,
particulièrement en période de crise économique. « Classes laborieuses, classes dangereuses » : les injustices sociales et la justice de classe faisaient l’objet d’un combat
politique.

La figure de l’immigré a brouillé les cartes. Les plus criminalisés sont les plus marginalisés ; s’ils sont étrangers ou d’origine étrangère, il est facile d’attribuer leur surcriminalisation à leur surcriminalité supposée. Le 19e siècle repérait les
signes de la dangerosité dans les « gueules » façonnées par la pauvreté,
et criait au dégénéré ; le 21e siècle investit foulards et barbes, et oscille entre choc des civilisations et incivilités…

Passion nationale et passion démocratique

Le sociologue Sayad disait que nous sommes des « enfants d’État »[4]A. Sayad, « La
double absence.

Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré », Seuil, 1999.
.

En tant que tels, nous souffrons de deux passions, aux exigences parfois
contradictoires. Passion nationale, qui clive la population en nationaux et étrangers et tient que les nationaux et les étrangers n’ont pas les mêmes titres à séjourner sur le
territoire de l’État et à y travailler.

Passion démocratique[5]F. Brion, « De la criminalité des immigrés à la
criminalisation de l’immigration », Revue de droit pénal et de criminologie,
1997.
, qui est une passion de l’égalité et de la liberté.

La criminalisation de l’immigration est une façon de résoudre la contradiction : elle transforme des questions de place en questions de faute ; elle procède à leur dépolitisation.

Si « crime » et « discrimination » consonnent, c’est parce qu’ils ont la même racine, ou le même radical : le crime (krima) est la faute qui départage ceux qui sont inclus
dans la cité (en-krinô) et ceux qui en sont exclus (ek-krinô)[6]F. Brion, « Les
menaces d’une forteresse » dans le livre de F. Tulkens et H.-D. Bosly, « La justice pénale
et l’Europe », Bruylant, 1996.
.

Aux USA, la criminalisation des Noirs permet de résoudre la contradiction entre les exigences du racisme et de la démocratie. Ce que nous sommes prêts à dénoncer
(la condition des Noirs aux USA), nous le percevons très mal quand il s’agit de nos « Noirs » à nous… Les plus déclassés servent ainsi à la fois de paratonnerre (pour
gérer les aléas économiques du capitalisme) et de fumigène (pour naturaliser une justice de classe destinée à gérer les conséquences de ces aléas).

Le poids des mots

Depuis 30 ans, il semblerait que la passion nationale s’atténue. Mais elle a été remplacée par la passion de la laïcité – non plus une laïcité qui inclut, mais une laïcité qui
exclut. Il y avait « nous, les nationaux » et « eux, les étrangers » ; il y a désormais « nous, les laïcs » et « eux, les musulmans » ; ou — car il est d’autres croyants que les musulmans, dont la foi n’est jamais mise en cause — « nous, les raisonnables » et
« eux, les déraisonnables ».

Ces jeunes ont à peine cessé d’être interpelés en tant qu’étrangers qu’ils ont commencé à l’être en tant que musulmans, voire en tant que musulmans « radicalisés ».

Deux traits restent constants : ils sont suspects ; leur séjour, comme
leur travail, restent précaire. Dans ces interpellations, ils ne se reconnaissent
pas. Et Alain Soral ou Dieudonné leur tendent les bras. Ou d’autres : car, dans leur quête de sens, ils font feu de tout bois. Certains trouvent un secours dans les études postcoloniales : être musulman réfère à la double expérience de la colonisation et de l’immigration. Dans la colonisation, les nouveaux arrivants imposent leurs
lois ; dans l’immigration, ce sont les premiers habitants. Dans les deux
cas, la loi qui s’applique est celle du plus fort.

D’autres évoquent « trois générations d’humiliation » : leurs ainés ont longtemps lutté pour être « reconnus ». Lutter pour faire valoir qu’ils sont là et que leurs particularités
(leur histoire, leurs traditions, leur religion) sont des richesses. Ils ne croient plus qu’il est possible, « en Occident », d’être des citoyens musulmans. Fin de la lutte pour la
reconnaissance : ils ne sont plus des enfants, du moins les enfants d’États qui d’eux ne veulent pas.

Un lexique religieux ou politique ?

Ceux-là sont sensibles aux relectures d’Ibn Taymiyya proposées par l’Islam politique. Peu importe qu’elles soient truffées d’anachronismes : les questions posées par le juriste hanbalite du 14e siècle résonnent avec les leurs. Un musulman peut-il vivre dans un État dont les gouvernants ne le sont pas, ou doit-il faire la hijra – prolonger la migration des grands-parents, non pour « retourner » vers le Maghreb (en arabe, « Occident »), mais pour aller du côté du Levant ? Et s’il reste, quel est le statut de cet État ? Faitil
partie du domaine de paix (dâr al-islâm), de celui de la guerre (dâr al-harb), de celui de l’appel (dâr alda‘ wa ?).

Évidemment, pour les non-initiés, le lexique utilisé est étrange. Pour en décoder la signification, il faudrait raisonner par analogie avec la théologie sud-africaine de la libération : le document Kairos signé en 1984 se réclamait des Évangiles
et légitimait la résistance armée à la violence d’État. Ici comme
là, les constructions doctrinales ne s’expliquent ni par les sources
scripturaires sur lesquelles elles se fondent ni par ce que l’islam ou le
christianisme seraient. Elles s’expliquent contextuellement, stratégiquement,
tactiquement, dans une situation politique, économique et sociale donnée. Pour en rendre raison, c’est ce contexte qu’il faut analyser.

Refuser de chanter la marseillaise ?

On peut considérer le comportement des jeunes comme problématique
en soi. On peut aussi choisir de les prendre au sérieux et, suivant
Foucault, partir de ce qu’ils vivent comme des formes de résistance
pour mieux comprendre les relations de pouvoir dans lesquels ils sont pris ou pensent être pris. Pourquoi, après les attentats de janvier, ont-ils refusé de faire une minute de silence ? Si « ni dieu ni maitre » est la devise anarchiste, « ni dieu ni maitre, sinon x, et Charlie est son prophète » est une profession de foi. À leurs yeux, ce x dont
Charlie est le prophète ou le nom, ce n’est pas la liberté d’expression
(comment peut-on, sans contradiction, revendiquer la liberté de dire
et forcer à se taire), mais ce qui les a marginalisés – État, Nation, Empire,
Marché ?

À partir de quelles expériences, dans quel contexte ont-ils appris la signification du mot « démocratie » ? Pourquoi y voient-ils une « idole » ? Pourquoi partent-ils –
comme d’autres jeunes, non musulmans ? Pourquoi parlent-ils de « fin
du monde » ? Comment se constituer comme sujet sur fond de discours
de fin des temps ?

La terrible finesse de Daesh

Tout cela, les propagandistes de Daesh l’ont perçu très finement et savent sur quelles cordes sensibles jouer. Jusque dans le choix de se proclamer État islamique, un état
qui attend et accueille les jeunes de tous horizons (au prix même de leur
vie) — précisément à une époque où l’État est de moins en moins chez
nous une structure qui protège, et se réduit à un lieu de régulation des
symptômes de la dérégulation économique (quitte à se lancer dans
des opérations « impériales » de « sécurisation » aux limites spatiotemporelles
très floues).

Voyons-nous la terrible alliance qui unit les jeunes à leurs ennemis ?
Comment réduire les effectifs de l’armée de réserve des jeunes travailleurs
? Il y a la prison, l’émigration, les départs vers des terres de djihâd, la mort au combat. Les plus proches – grands-parents, parents – sont neutralisés par des tirs croisés
: dans un camp on les dit inaptes à élever leurs enfants ; dans l’autre,
on fait croire à leurs enfants qu’ils sont de piètres musulmans. Impuissants,
isolés, désolés, ils voient leurs petits-enfants et leurs enfants se
charger de s’éliminer et donner une consistance définitive à leur sentiment que « leur place n’est plus ici » !

Et l’école dans tout ça ?

Dans ces enjeux qui la dépassent très largement, l’école a une carte à
jouer ! Quel dommage, en effet, que des jeunes aillent chercher le langage
et les grilles de lecture des islamistes radicaux pour donner sens à
ce qui leur arrive, et se construire des lignes de conduite. En fin de
compte, ce qui se joue pour eux, c’est le droit d’interroger où le progrès
nous mène, et la place qu’ils veulent prendre dans la société.

L’islam le plus radical est le fait des jeunes les plus politisés, et non des
plus religieux !

Cela interroge le rôle de l’école comme lieu de construction d’une réflexion critique qui n’élude ni conflits, ni contradictions, ni les questions « chaudes » des élèves.
Politique, sans être ni politiquement correcte ni consensuelle.

Il s’agit de penser à des dispositifs pédagogiques dans lesquels les jeunes se sentent assez rassurés pour pouvoir écouter leurs doutes et divisions et ne pas se sentir tenus à
être fidèles à une seule identité, ou à un seul discours. Qu’ils s’autorisent à des identifications plurielles sans avoir l’impression d’être continuellement jugés ou de trahir les leurs. Vu le contexte actuel, serait-ce déjà trop tard ? Lors d’une rencontre en prison, un jeune de retour de Syrie formula cette demande :
« J’aimerais lire des livres, pour comprendre ce qui m’arrive. »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 F. Brion et B. Harcourt, « Situation du cours », in. M. Foucault, « Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu de justice », Presses universitaires de Louvain et University of Chicago
2 S.P. Huntington, « Qui sommes-nous ? Identité
nationale et choc des cultures » Odile Jacob, 2004.
3 A. Sayad, « L’immigration ou les paradoxes de l’identité », De Boeck, 1991.
4 A. Sayad, « La
double absence.

Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré », Seuil, 1999.

5 F. Brion, « De la criminalité des immigrés à la
criminalisation de l’immigration », Revue de droit pénal et de criminologie,
1997.
6 F. Brion, « Les
menaces d’une forteresse » dans le livre de F. Tulkens et H.-D. Bosly, « La justice pénale
et l’Europe », Bruylant, 1996.