Alternatives, actives, autres… voilà des qualificatifs de plus en plus souvent accolés à pédagogies. Oui, oui. De l’autre n’est pas de refus. Mais quel autre, quel autrement ? Avec quels repères ? Quel grain à moudre ? Quelle formation différente des survols rapides ou de recettes mises en vente ?
Lors de mon engagement, il y a quinze ans, dans une école en pédagogie Freinet, je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais organiser ma classe à la rentrée. C’est le cas de beaucoup d’enseignants qui entrent dans ces écoles en pédagogie alternative. L’école normale nous a au mieux dispensé quelques heures de cours théoriques sur les grands courants pédagogiques du XXe siècle. Alors je me suis tournée vers le mouvement Freinet belge « Éducation populaire », mais à cette époque, faute de force vive, celui-ci ne proposait plus de formation. C’est le mouvement Freinet français « Icem » qui m’a nourrie jusqu’au moment où, en collaboration avec un collègue freinetique lui aussi, nous avons recréé une formation « Démarrer en pédagogie Freinet » pour les enseignants belges désireux de mettre un pied sur ce chemin pédagogique.
En route sur un chemin
Ce que nous proposons est bien un accompagnement sur un chemin qui sera peut-être long si l’on y accroche. « Ici pas de formation “clé sur porte”, introduisons-nous toujours lors du premier jour. Nous ne vous donnerons pas de recettes toutes faites à appliquer à la lettre dans vos classes, nous ne nous vendrons pas de matériel avec mode d’emploi, nous ne vous dirons pas ce qu’est la pédagogie Freinet en nous postant comme des grands maitres de celle-ci. » Non, nous invitons chaque enseignant à se mettre en posture réflexive, à prendre du temps pour s’imprégner de cette pédagogie en la vivant au sein de la formation (Conseil, temps de travail individuel et collectif, choix d’ateliers, création, communication, etc.), à aller à son rythme et à créer ce qui lui conviendra à cet instant T de son parcours et de son contexte professionnel. « Ne vous lâchez jamais des mains… avant de toucher des pieds ! », écrivait Freinet.
Concrètement, notre formation dure huit journées, étalées sur une année scolaire afin de favoriser les allers-retours entre réflexion et pratique et de permettre de prendre le temps de faire des changements et de les analyser. Elle regroupe environ vingt-cinq participants la plupart issus de l’enseignement maternel primaire secondaire. Elle débute par trois journées en résidentiel puis se poursuit par des samedis ou dimanches le reste de l’année.
Une journée type en formation propose un moment d’accueil, le Quoi de Neuf, du travail collectif sur un aspect de la pédagogie Freinet, avec des échanges, une pause, du travail collectif, de la lecture et des discussions à ce sujet, une pause encore, des ateliers de partage de pratique, du travail individualisé, un Conseil, un moment réflexif individuel et une mise en projet.
La pédagogie Freinet est un système. Nous avons organisé la formation de telle façon que chaque évènement prévu ou imprévu trouve sa place, dans un temps collectif ou individuel. Il y a donc des activités collectives qui ne sont pas les mêmes d’année en année, ni dans le même ordre, car nous nous adaptons au groupe de participants, à leurs questions, à leurs besoins et à leur maturité de réflexion dans cette voie nouvelle.
La pédagogie Freinet est une pédagogie évènementielle. Le système doit pouvoir accueillir l’imprévu. Ainsi chaque journée est introduite par un moment de parole libre « Quoi de neuf » où les participants peuvent déposer réussites, difficultés, questions qui trouveront une suite soit dans la journée en temps collectif ou individuel soit dans une autre journée. Le Conseil servira aussi à déposer des demandes pour la suite et à les organiser.
La pédagogie Freinet s’appuie sur la motivation intrinsèque de l’apprenant. Lors des ateliers de partage de pratique, plusieurs praticiens de pédagogie Freinet sont invités et proposent chacun un atelier en parallèle. Les participants choisissent de rejoindre celui qui les intéresse le plus à ce moment-là. Les moments de travail individuel (TI) permettent à chacun d’approfondir les problématiques personnelles en lisant, discutant, écrivant, mais aussi d’être à l’écoute de ses besoins (écrire, dessiner, peindre, respirer, se balader, discuter, etc.)
La pédagogie Freinet se vit dans un aller-retour constant entre individuel et collectif que ce soit pour construire collectivement une pensée sur un sujet ou juste pour tenir informés les autres d’un chemin personnel (lecture intéressante, création à partager, mise en projet, etc.).
Il est 10 h 50, deuxième jour du weekend résidentiel. Deux ateliers sont organisés en parallèle : méthode naturelle de musique et méthode naturelle du corps. Je donne le premier. La salle est prête. Sur le sol reposent tranquillement une multitude d’objets sonores. Les participants entrent et sont invités à découvrir tout le matériel. Une joyeuse cacophonie commence, certains tapotent, frottent et explorent tout à leur aise, d’autres observent plus timidement, l’un s’isole pour mieux entendre le bruit produit, l’autre papillonne d’un objet à l’autre. Après quelques minutes, j’invite chacun à se centrer sur un instrument de son choix et à prendre le temps de le découvrir plus en profondeur. Qu’est-ce que je peux en faire, quel son produit-il si je le frotte, gratte, tape avec différents bâtons, etc. ? Là encore les tempéraments apparaissent, celui qui explore avec recherche méthodique, celui qui reste perplexe au bout de deux essais, celui qui se met dans sa bulle ou celui qui entre en communication. Tout est bienvenu, tout est permis.
Après avoir récupéré le silence, j’annonce que nous allons créer notre première improvisation musicale. Tout le monde ne sera pas obligé de jouer. Ceux qui désirent être spectateurs peuvent s’assoir sur les chaises autour (il faut se sentir en sécurité pour oser créer, et cela ne viendra pas pour tous dès la première fois). Personne ne sera seul, car nous créerons collectivement. La force du groupe nous emportera, les risques sont moindres. Tous les musiciens choisissent alors leur instrument pour cette création et se placent au centre du cercle formé par le public. « Une musique commence et se termine par un silence, expliquai-je. Il n’y aura pas de chef d’orchestre et donc cela commencera et se terminera quand vous le sentez. » Au centre, je dépose un enregistreur audio qui nous permettra de garder trace de notre production et de la réécouter. C’est parti, le silence s’installe et un premier instrument ouvre le bal. Et les autres le rejoignent. La musique évolue tantôt forte tantôt douce, tantôt cacophonique, tantôt mélodieuse, tantôt ressemblante à nos codes et tantôt créatrice d’autres horizons. Après quelques minutes (cela dépendra des artistes),
la fin s’imposera et le silence reviendra. Applaudissement du public. Cette première impro est toujours un cadeau, on a osé ensemble. Quelque chose s’est créé dans le groupe. Une graine est semée. On fait l’analyse. La parole est d’abord aux joueurs. Comment ont-ils ressenti ce moment ? Ensuite, le public dit ce qu’il a ressenti. Si l’envie se pointe, on réécoutera l’enregistrement pour que les musiciens puissent observer leur création d’un autre point de vue. À cet instant, je prends note sur une affiche des éléments musicaux (volume, rythme, ton, silence, dissonance, style, etc.) qui ressortent, mais aussi des effets produits sur les relations, les sentiments, etc. (joie, calme, désagréable, envie de bouger, place de chacun, etc.)
Nous relancerons une nouvelle impro avec les participants qui le veulent en invitant les observateurs à se lancer s’ils se sentent prêts. Et puis, on fera à nouveau l’analyse. Notre culture musicale commune se construira ainsi petit à petit.
Et à la fin de l’année, quand le programme de formation se termine, les liens sont tissés, les échanges entre certains perdureront, certains participants voudront aller plus loin, garder contact avec le mouvement, continuer ce chemin pédagogique sur lequel ils ont marché durant une année avec d’autres. Décider de pratiquer la pédagogie Freinet est un choix personnel qui demandera réflexion continue, échange avec d’autres praticiens, création et adaptation constante et une année de formation ne sera surement qu’un début…