Enseigner pour faire apprendre…

Certaines charges lancées par les « antipédagogues » laissent entendre que les enseignants ou les chercheurs qu’ils prennent pour cible auraient renoncé au projet de faire apprendre. Quelles réponses l’expérience du projet ERMEL apportent-elles à cette objection ?

Le projet ERMEL, débuté en France dans les années 70 et reconsidéré à la fin des années 80 (dans le cadre de l’Institut National de Recherche Pédagogique), s’inscrit dans ce qu’on peut appeler la recherche-développement. Sa problématique centrale s’organise autour de la question de l’intégration des résultats de la recherche fondamentale dans les pratiques d’enseignement. L’équipe ERMEL s’est assigné comme tâche d’élaborer et d’expérimenter des scénarios d’enseignement complets destinés aux enseignants « ordinaires » en tenant compte à la fois de ces résultats et des contraintes de la classe : couvrir tout le programme, respecter les horaires scolaires, être adaptables à différents contextes scolaires… Au terme de plus de 30 années d’expérience, il est possible de répondre à quelques questions qui font débat aujourd’hui.

Apprendre en résolvant des problèmes ?

On n’appre nd pas une nouvelle connaissance parce qu’on résout un problème. On apprend si, au cours de la résolution, on prend conscience de l’insuffisance des outils mathématiques (concepts, méthodes, techniques) dont on dispose pour venir à bout de la question et de la nécessité d’en élaborer ou de s’en approprier de nouveaux. Ces outils nouveaux peuvent être en partie élaborés par les élèves ou apportés par l’enseignant. Dans ce sens, la résolution de problèmes occupe une place centrale. Prenons cet exemple, extrait de Cap Maths CM1[1]Cap maths (éd. Hatier) est une collection d’ouvrages pour l’école primaire, construite sur les mêmes hypothèses relatives à l’apprentissage que ERMEL., dans lequel les élèves qui ne connaissent que les nombres entiers doivent, avec l’unité u, donner la mesure de deux bandes qu’ils ont choisies pour que les autres élèves puissent retrouver ces bandes. capmath.tif
Dans cette activité, la tentative de résolution du problème posé intervient selon deux axes : • elle intervient d’abord comme moteur de l’apprentissage, par l’obstacle qu’elle révèle : les longueurs de 5 des 6 bandes ne pouvant pas être exprimées par des nombres entiers d’unités, il faut trouver un autre moyen de les exprimer. Les élèves prennent conscience de l’insuffisance des nombres entiers. • elle constitue aussi le lieu de l’apprentissage : les élèves élaborent des solutions possibles, par exemple pour la bande A, reporter une fois l’unité puis la plier en deux pour affirmer qu’« A mesure une unité et la moitié d’une unité » ou, pour la bande B, plier l’unité en quatre pour affirmer que « B c’est l’unité plus l’unité pliée en quatre ». Les élèves n’ont pas inventé les fractions, mais ils ont imaginé le fractionnement. Il faut, à partir de là, un apport de l’enseignant pour proposer et expliquer la notation fractionnaire : la moitié se note un demi en chiffre, le quart se note un quart en chiffre et la mesure de B est donnée par 1 + un quart en chiffre ou par cinq quarts en chiffre (pour ceux qui ont plié l’unité en 4 et reporté 5 fois la part obtenue). Sans cet apport de l’enseignant, il n’y aurait pas eu apprentissage des fractions. Mais sans le problème posé et en partie résolu par les élèves, il n’y aurait pas eu l’obstacle et la référence qui donne sens aux fractions.
La résolution de problème aura, plus tard, un troisième volet, celui de critère de l’apprentissage, lorsque l’enseignant proposera un problème voisin à propos de mesure d’aires et pourra vérifier si les élèves utilisent ou pas la connaissance acquise dans le cadre des longueurs.

Apprendre en interagissant avec d’autres élèves ?

Quand deux enfants se disputent pour savoir où dessiner la 6e face de ce patron de cube, ils peuvent très bien ne rien apprendre… Capture_d_ecran_2011-07-04_a_14.02.11.png
Si, sous le contrôle de l’enseignant, il leur est demandé de convaincre les autres élèves que telle proposition est fausse ou que telle autre est correcte, soit en évoquant un pliage (sans le réaliser effectivement) soit en référant les faces du patron incomplet à un cube en bois dont ils disposent, alors ils peuvent développer leur rapport à l’espace en trois dimensions et mieux comprendre la notion de patron (par exemple, le fait que certaines arêtes sont figurées deux fois). Encore faut-il que l’enseignant soit là pour sélectionner les arguments intéressants, solliciter les élèves et reformuler des arguments exprimés maladroitement. Si, de plus, il leur est demandé de trouver toutes les façons de placer la sixième face, ils développeront leur capacité à examiner des cas de façon exhaustive. Les travaux de l’équipe ERMEL ont montré que, en particulier au cycle trois (élèves de 8 à 11 ans), un travail sur l’argumentation mathématique[2] Equipe ERMEL, Voir Vrai ? Faux ? On en débat… De l’argumentation à la preuve au cycle 3, INRP, 1999. est possible et fructueux pour renforcer certains apprentissages.

Apprendre sans comprendre ?


Une première réponse est affirmative pour l’apprentissage de techniques, de « règles » comme on dit parfois. Considérons l’exemple de la multiplication d’un nombre décimal par 10, 100… Tel ouvrage exprime ainsi, dans la rubrique des éléments à mémoriser, que « pour multiplier un nombre par 1 000, on déplace la virgule de trois rangs vers la droite ». Cette technique peut permettre de répondre à ce type de questions, mais elle est incomplète. En effet, elle n’informe pas l’élève que, dans certains cas, la virgule non seulement est déplacée mais que, de plus, elle disparait (comme dans 5,204 x 1 000) et que mieux encore, dans d’autres cas, il faut faire apparaitre un ou plusieurs 0 (comme dans 5,2 x 1 000 ou 5,24 x 1 000). Pour aboutir à cette règle, il suffirait, comme le font certains ouvrages, de faire observer des résultats obtenus avec une calculatrice et d’en induire la « règle ». Mais une autre réponse est possible et, pour nous, souhaitable… Pour cela, il faut une autre ambition qui est celle de la compréhension. Prenons l’exemple de 5,24 x 1 000. Les élèves savent que 5,24 c’est 5 unités, 2 dixièmes et 4 centièmes. Multiplier 5,24 par 1 000 revient donc multiplier 5 unités par 1 000, 2 dixièmes par 1 000 et 4 centièmes par 1 000, ce qui donne 5 000 unités, 2 000 dixièmes et 4 000 centièmes. Quand on a compris la numération décimale, on sait que 1 000 unités c’est 1 millier, que 1 000 dixièmes c’est 1 centaine et que 1 000 centièmes c’est 1 dizaine. On peut donc en déduire que le résultat s’exprime par 5 milliers, 2 centaines et 4 dizaines, c’est-à-dire 5 240. Plaçons le nombre 5,24 et le résultat 5 240 dans un tableau de numération :
Tableau milliers/centaines
La justification fournie révèle que, en réalité, dans la multiplication par 1 000, la virgule ne se déplace pas… mais que chaque chiffre prend une valeur 1 000 fois supérieure et se trouve donc déplacé de trois rangs vers la gauche. Et on voit bien qu’en choisissant ce deuxième enseignement de la multiplication d’un nombre décimal par 10, 100 et 1 000[3] Le lecteur intéressé trouvera des mises en œuvre détaillées de cette approche dans ERMEL CM2, éd. Hatier et dans Cap maths CM1, guide de l’enseignant et manuel, éd. Hatier., l’élève apprend beaucoup plus qu’une « règle ». Il en apprend la justification et de plus revisite, en les sollicitant, les connaissances les plus fondamentales sur la numération décimale. Là, il fait véritablement des mathématiques…

Une culture mathématique pour tous

Quel que soit le projet d’enseignement choisi, aucun ne repose sur l’idée que l’élève pourrait apprendre seul. Ce qui les différencie, c’est le choix d’impliquer plus ou moins l’élève dans l’élaboration des connaissances, dans la conscience de leur nécessité et dans leur justification. Dans toutes les hypothèses, un entrainement sera nécessaire pour que ces connaissances soient ensuite apprivoisées… Ces réflexions conduisent à affirmer que l’accès à une culture mathématique est possible pour tous les élèves, dès l’école primaire. Cette culture mathématique est marquée par des connaissances solides et disponibles, donc qui ont du sens et qui sont utiles, sans quoi elles ne sont qu’un répertoire stérile de définitions, de règles et de techniques. Elle est également marquée par la capacité à inventer des solutions originales et par la possibilité de justifier, de prouver, de raisonner. Bref, elle suppose une attention au sens et à la compréhension.

Documents joints

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cap maths (éd. Hatier) est une collection d’ouvrages pour l’école primaire, construite sur les mêmes hypothèses relatives à l’apprentissage que ERMEL.
2 Equipe ERMEL, Voir Vrai ? Faux ? On en débat… De l’argumentation à la preuve au cycle 3, INRP, 1999.
3 Le lecteur intéressé trouvera des mises en œuvre détaillées de cette approche dans ERMEL CM2, éd. Hatier et dans Cap maths CM1, guide de l’enseignant et manuel, éd. Hatier.