Enterrons les 1ers degrés !

Les échecs successifs des réformettes
bricolées au 1er degré ne
devraient-ils pas déboucher sur des
transformations profondes ? Tant en
matière de contenus qu’au niveau
des structures et cultures scolaires.

Kevin termine sa 6e primaire dans l’école de
son village. Il obtient un « tout petit » CEB,
avec une moyenne de 55 %. C’est un garçon
espiègle et sportif. Ses parents commerçants,
soucieux de son avenir, l’ont inscrit
dans la « bonne » école de la ville la plus proche. Une
école qui organise des sections d’enseignement général.
Ils ont fait confiance à des voisins qui « s’y connaissent »
bien mieux qu’eux puisqu’ils « ont fait des études supérieures
».
À la rentrée, Kevin ne sait pas bien ce qui se passe :
il est tout perdu. Tout a changé ! Les enseignants
défilent les uns après les autres.
À la cantine et dans la cour de récréation,
c’est la bousculade et il lui est difficile de
rejoindre ses quelques copains disséminés
dans les 10 classes de première. En classe,
le rythme est rapide et certains enseignants
évoquent les exigences de l’école et de leurs
collègues des années supérieures. Un prof lui a dit : « Ne
t’en fais pas, il y a de la remédiation. » À Toussaint, le
bulletin est qualifié « alarmant ». Kevin devient morose
et ses parents décident de supprimer le foot pour qu’il
« consacre toute son énergie à l’école. »
Les Kevin se comptent par centaines. Ils feront le 1er
degré du secondaire en 3 ans. Elles et ils seront « orientés
» vers le qualifiant qu’ils n’auront pas vraiment
choisi. Trop tôt et faute d’un processus d’orientation de
longue durée.

DE FIASCO EN FIASCO

À qui la faute ? Ni à Kevin, ni à ses parents. Ni à ses
profs qui ont beaucoup investi en remédiation. C’est
avant tout la faute à un système à bout de souffle. Cela
fait plus de 20 ans que des retouches sont apportées à ce
1er degré. Début des années 90, Elio Di Rupo, ministre
de l’Enseignement, avait supprimé le redoublement à
ce niveau. Explosion de mécontentement et de redoublements
par la suite ! Depuis lors, chaque ministre a
apposé sa petite rustine sur ce très vieux pneu. Au point
que le système est devenu illisible pour le commun des
mortels. Certains parlent d’une usine à gaz !
Pourtant le décret « Missions » (1997) indiquait la
voie à suivre. Le législateur décidait que l’école du fondement
devait dérouler son cours de l’entrée en maternelles
jusqu’à 14 ans. On parlait de « continuum », de
continuité. Fort bien, mais rien de fondamental n’a été
modifié ! La réalité, ce n’est pas la continuité mais la

« La réalité,
ce n’est pas la
continuité mais
la rupture. »

rupture. Plus ou moins profonde selon les écoles d’origine
et l’établissement secondaire choisi. De nouveaux
bâtiments, de nouveaux trajets, une kyrielle de nouveaux
profs, un nouveau rythme, de nouvelles difficultés…
Kevin : « Et pourtant, j’avais bien réussi mon CEB ! »
Ah, ce CEB qui marque la fin d’un parcours et atteste
qu’il n’y a pas de continuité. À tous points de vue, une
imposture, une arnaque. Si on avait suivi la logique du
décret « missions », on l’aurait supprimé puisque c’est à
14 ans qu’on doit vérifier l’acquisition du socle commun
de compétences (CE1D).

DES STRUCTURES INDÉPENDANTES

Ce n’est pas tout ! Il n’y a pas que le CEB qui doit passer
à la trappe. Le décret « inscriptions » est, lui aussi,
condamné ! Car la continuité, ça veut dire, évidemment,
qu’on ne change pas d’école…
Il faut donc enterrer le 1er degré du secondaire et organiser
une école du fondement authentique. Une école
indépendante des écoles secondaires pour que ne pèsent
plus sur elle (surtout sur les élèves) les représentations,
exigences et priorités liées au caractère général ou qualifiant
des écoles secondaires.
Les écoles du fondement seront bien sûr plus proches
de la culture du fondamental. Des régents et des instituteurs
y cohabiteront et les Kevin profiteront de leurs
approches complémentaires. Jadis on a parlé de « 612 » :
des entités regroupant les sixièmes primaires et les 2
premières années du secondaire. Aujourd’hui, ce sont
les Degrés d’Observation Autonome (DOA) qui sont à
l’ordre du jour. Mais que signifie l’autonomie quand on
se trouve dans les mêmes bâtiments que les 2e et 3e degrés
du secondaire ? Avec des profs qui enseignent aussi au 2e
degré.
Non, il faut organiser des structures vraiment indépendantes.
D’une durée de 4 années au moins. Un peu
comme les collèges en France. Sans leurs défauts ! Un vrai
« tronc commun » jusqu’à 15 ans. Avec en plus une refondation
profonde des contenus. Parce qu’un des objectifs,
et non des moindres, est de valoriser la culture technique
et les orientations ultérieures vers le qualifiant. Pour qu’il
devienne un choix positif, fait en connaissance de cause.

INSTRUCTION POLYTECHNIQUE

Il ne s’agit évidemment pas de se contenter de quelques
heures d’activités complémentaires consacrées à la technologie,
comme le préconisent certains. On devrait s’inspirer
de l’instruction polytechnique telle que la détaille
Nico Hirtt. Il ne propose pas du tout une spécialisation
étroite et précoce, mais « d’apporter une compréhension à
la fois théorique et pratique de la production dans son ensemble
et ainsi contribuer à l’intelligence de la vie sociale. »

Programme exigeant qui est détaillé dans une contribution[1]N. Hirtt, Pas
d’école démocratique
sans instruction
polytechnique,
L’école démocratique,
n° 47, 2011.

dont je reprends les têtes de chapitre. L’instruction
polytechnique :

• éclaire les influences entre les évolutions techniques
et les changements sociaux, économiques et culturels ;

• informe et sensibilise les jeunes par rapport aux dangers
potentiels de certaines technologies ;

• développe la capacité de comprendre et l’art de concevoir
des techniques nouvelles ;

• devra faire participer les jeunes à des pratiques de production.
Cela s’organise concrètement dans des « ateliers scolaires
et du travail productif à l’école », dès le début de la scolarité.
L’instruction théorique, la découverte et la participation
au monde de la production interviendront à partir de
11 ans.

Ces propositions ont le mérite d’indiquer que les réformes
à mettre en chantier n’ont rien à voir avec les « mesurettes
» cosmétiques envisagées ici ou là.

ET ENCORE…

Est-ce suffisant ? Non ! Changer la structure, faire évoluer
les contenus, c’est déjà un fameux programme. Mais si
on ne travaille pas en même temps, la culture, les finalités,
ce qu’on attend de l’école du fondement, on n’arrivera pas
à ce qu’on espère : plus de compétences pour tous, des
élèves bien dans leur peau et motivés, plus d’hétérogénéité,
plus de confiance en soi…

Il s’agira donc de refuser la compétition et la sélection
à l’oeuvre dans le système. L’enjeu, c’est que les jeunes
aient confiance dans leur capacité à s’insérer dans la société,
à y jouer un rôle actif et citoyen. Ce qui suppose
bien sûr la maitrise de compétences très diverses.
Bannir la compétition, c’est entre autres abandonner
« l’obsession évaluative » (Dubet), cette pléthore
de contrôles et d’évaluation qui empoisonnent la vie de
tous et volent un temps considérable aux apprentissages.

Ce sera aussi privilégier des relations de confiance avec
les jeunes élèves pour qu’ils soient persuadés que tous
veulent leur épanouissement et leur réussite. C’est investir
beaucoup d’énergie pour créer un climat d’établissement
où règne une atmosphère de sérénité dont bénéficieront
élèves et enseignants.

C’est au fond ce que propose Pierre [2]RabhiP. Rabhi, Vers
la sobriété heureuse,
Babel 1171,
2013.
, un prophète
de notre temps : « … il faut être en priorité attentif
à l’enfant, en développant une pédagogie de l’être qui
permette avant toute chose de le faire naitre à lui-même,
c’est-à-dire de l’aider à révéler sa personnalité unique, ses
talents propres, pour répondre à la vocation que lui inspire
sa présence au monde et à la société. C’est le doter d’une
cohérence intérieure qui lui donnera le sentiment d’être
à sa véritable place dans la diversité du monde. Pour que
cette naissance à soi-même advienne réellement, il est indispensable
d’abolir ce terrible climat de compétition qui
donne à l’enfant l’impression que le monde est une arène,
physique et psychique produisant l’angoisse d’échouer au
détriment de l’enthousiasme d’apprendre. »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 N. Hirtt, Pas
d’école démocratique
sans instruction
polytechnique,
L’école démocratique,
n° 47, 2011.
2 RabhiP. Rabhi, Vers
la sobriété heureuse,
Babel 1171,
2013.