Le constat de différences dans l’accès aux apprentissages scolaires dès la première année de l’école maternelle est largement partagé. D’évidence tous les enfants n’abordent pas l’école de la même manière, ne sont pas tous connivents avec l’univers scolaire et ses modalités d’apprentissage.
Constat qui entraine encore et toujours la mise en place d’aides diverses. Les dispositifs, précocement installés, se multiplient au cours des années, dans et hors l’école et malgré cela les écarts ne cessent de se creuser. Ne faudrait-il pas renverser la manière dont est généralement abordé ce qui fait différence entre les jeunes enfants ? Non plus en attribuant les difficultés rencontrées aux enfants, en particulier ceux issus des classes populaires, ou à leurs familles, difficultés assimilées à des déficits, des manques à combler (manque de curiosité, de vocabulaire, d’autonomie…), mais en se demandant ce que l’école fait ou ne fait pas pour que tous identifient les attendus scolaires et se les approprient.
« Aborder les différences sans les essentialiser. »
Il ne saurait bien sûr être question de nier les relations de corrélation entre origines socioculturelles et performances scolaires, mais la question est de savoir en quels termes cette relation est identifiée, comprise et surtout comment elle peut être prise en compte dans la conception des programmes, des prescriptions diverses et enfin dans l’acte pédagogique lui-même. Les réponses diffèrent en fonction de la grille de lecture que l’on se donne, et donc in fine de ce que l’on regarde de cette relation.
Une approche naturalisante du développement de l’enfant est affichée comme une évidence, qui serait à tort évacuée. Le ministre de l’Éducation nationale français affirme l’existence de « talents » différents, et de prétendues innovations promeuvent l’« épanouissement ». Enseigner serait faire émerger cette chose que les individus possèderaient différemment, que l’on nomme le développement naturel des enfants. Besoins et rythmes naturels, possibilités individuelles, seraient la boussole pour les enseignants, en attendant que les futurs élèves soient prêts naturellement à le devenir.
Cette doxa, qui postule le primat de la nature en matière de développement s’inscrit dans une longue histoire. Il fut question de dons, le don de la musique, la bosse des maths…, c’est-à-dire de ce qui est là dès le départ, donné, mais par qui ? Il n’est plus désormais question de dons, mais de gouts, d’intérêts, de curiosité… Quel que soit le terme employé, l’idée essentielle est qu’il y a du « déjà là » en chacun, indépendamment de sa vie, de son trajet, de son histoire, de ses rapports aux autres et à lui-même. C’est-à-dire que, sous des habillages divers, des « aptitudes » différentes aux « intelligences multiples » (spatiales, logicomathématiques, intrapersonnelles…), l’individualisation est de rigueur et fait porter sur l’individu la responsabilité de ses réussites ou échecs. Or la mission de l’école est de créer pour toutes et tous les conditions d’une ouverture à l’altérité, de favoriser l’émancipation. Les supposés « héritages naturels », qu’ils soient biologiques ou socioculturels assignent chacun à une place qui serait « sa » place, comme si l’histoire de chacun, à peine commencée, était déjà écrite. Échec et réussite scolaires s’inscrivent dans un déterminisme, et pour les échecs un fatalisme, qui rendent caduque, in fine, toute action d’enseignement, ou la condamnant à reproduire l’état des choses.
Cette naturalisation n’est jamais démontrée, seulement affirmée comme une évidence alors qu’elle est largement remise en cause depuis des décennies dans différents champs de la recherche : philosophique, psychologique, neuroscientifique, mais aussi pédagogique.
Dès 1932, le psychologue Henri Wallon [1]Déclaration au congrès national de la ligue internationale de l’Éducation nouvelle. écrit qu’il n’y a pas d’organisme qui soit explicable sans le milieu dans lequel il se développe. Dans les années 60, le philosophe Lucien Sève dénonce l’existence des « dons » qui proviendraient d’un dedans « biologique » alors que le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau, mais la famille et au-delà d’elle le monde social [2]L. Sève, « Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme », Carnets Rouges n° 5, 2015. et que la pensée logique n’est pas née du cerveau, mais du social (calcul mental, création artistique, sens civique…). Comment sinon expliquer l’existence d’enfants sauvages ? Vygotski établit des relations étroites et complexes entre le développement et les apprentissages scolaires qui forment un seul processus. Pour Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons [3]P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964.. Ils dénoncent avec force une école qui n’enseigne pas ce qu’elle exige.
Plus récemment, la sociologie critique et les sciences de l’éducation montrent le rôle fondamental des contextes scolaires et la façon dont l’école pense communément les apprentissages des élèves en les renvoyant à des capacités ou incapacités à apprendre [4]M. Millet & J.-C. Croizet, L’École des incapables ? La maternelle un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016. Les études sur la plasticité du cerveau corroborent ces travaux. Catherine Vidal [5]C. Vidal, « La plasticité cérébrale, clef de l’apprentissage », Carnets Rouges, 2015., neurobiologiste, récuse la primauté du biologique : la structure intime de la matière cérébrale est le reflet de l’histoire vécue. On comprend dès lors que l’on ne peut séparer l’inné de l’acquis : l’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, l’acquis permet la réalisation effective de ce câblage. Le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture est dépassé puisque l’interaction avec l’environnement est la condition indispensable au développement et au fonctionnement du cerveau.
Tous les enfants n’arrivent pas à l’école avec la même histoire culturelle et sociale. Ils ont des pratiques, des rapports aux objets scolaires, aux apprentissages, au langage qui diffèrent en fonction de leurs milieux et de leurs modes de socialisation. Or, l’école fonctionne comme si le passage d’un milieu à l’autre, d’un mode de socialisation à un autre, s’imposait naturellement. Ce faisant, elle s’adresse à un modèle d’élève dont les pratiques socioculturelles sont conformes à ses attendus, un élève qui « reconnait » dans le double sens du terme son nouveau milieu. Or, nombre d’élèves issus des classes populaires sont confrontés, à leur arrivée à l’école, à un nouveau milieu dans lequel les apprentissages se font selon des modalités spécifiques qui leur sont étrangères. Ces élèves sont centrés sur l’action, l’exécution de tâches, ils appréhendent les objets dans leur usage quotidien. Là est le nœud de la difficulté à devenir élève, dans la distance entre différents modes de socialisation. La mission première de l’école maternelle est alors de rendre visible, lisible ce qui ne l’est pas pour tous en créant des situations qui permettent l’identification des objets d’apprentissage et des enjeux cognitifs sous-jacents aux tâches et aux situations proposées.
C’est un véritable changement de posture qui leur est demandé, car, à l’école, il s’agit d’apprendre en faisant, en s’exerçant, plutôt que d’apprendre à faire, par un retour réflexif sur l’objet de l’activité et sur le cheminement suivi (obstacles, résistances, aides et appuis) pour passer du réussir au comprendre[6] É. Bautier, « La langue et le langage en maternelle pour devenir élève », dans Ch. Passerieux, Construire le goût d’apprendre à l’école maternelle, Chronique Sociale, 2014.
. Ce qui entraine aussi un changement de rapport au langage. La compréhension que le langage a plusieurs fonctions n’est pas naturelle, et les élèves ne peuvent l’inventer seuls. Alors que, pour eux, le langage accompagne l’action, dans une fonction utilitaire de communication, il leur faut apprendre sa fonction d’accompagnement de l’action, sa fonction cognitive, qui en articulant agir, dire et penser est seule en mesure de permettre d’appréhender les situations scolaires comme situations d’apprentissages de savoirs nouveaux [7]Ibidem.
Apprendre nécessite de bousculer ce que l’on a déjà construit, de prendre des risques, de se lancer dans de l’inconnu. La bonne volonté, la curiosité, l’envie d’apprendre ne suffisent pas toujours, voire même s’épuisent lorsqu’elles ne sont pas accompagnées, outillées pour prendre corps. La naturalisation des différences est une posture ethnocentrique qui établit et impose une norme et considère que tout écart à cette norme relève de la faute, de l’erreur, de l’incapacité, imputable à l’élève lui-même et à sa « nature ». Cela peut avoir de lourdes conséquences pédagogiques lorsqu’elle aveugle sur l’identification des difficultés qui empêchent l’entrée dans l’univers scolaire. L’individualisation qu’elle entraine participe à creuser les écarts, quand elle se traduit par une baisse des exigences à l’égard des élèves réputés plus « faibles ».
Ce qui est fondamental à l’école maternelle, sa mission première, c’est de considérer que tout est objet d’apprentissage et, pour ce faire, il lui faut faire « apprendre l’école [8]É. Bautier (dir), Équipe Escol, Apprendre à l’école. Apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle, Chronique Sociale, 2006. » aux jeunes enfants, travailler avec eux l’explicitation de ses attentes et leur sens lorsqu’il n’est pas perçu. C’est dans l’activité que les élèves vont comprendre la nécessité de la confrontation aux autres pour apprendre, s’autoriser une pensée singulière et se libérer progressivement de leur dépendance cognitive à l’enseignant ; qu’ils vont s’approprier les outils cognitifs et langagiers nécessaires pour se familiariser avec ce milieu nouveau qu’est l’école. Loin d’être naturel, le passage de l’enfant à l’élève relève d’une démarche d’acculturation, qui nécessite du temps et une lisibilité de ce qui est requis.
Parce que l’intelligence est une certaine manière « de faire quelque chose », d’effectuer certaines tâches, de résoudre certains problèmes[9] L. Sève, Les dons n’existent pas, L’école et la nation, 1964., l’école, en tant que passeur de culture a un rôle central à jouer pour favoriser son développement, réduire les inégalités entre élèves. Il ne s’agit pas de nier les différences, mais de les aborder sans les essentialiser. C’est lorsque le monde est rendu intelligible par l’enseignement dispensé que les élèves, quel que soit leur trajet personnel, peuvent se sentir capables d’apprendre et le deviennent.
Notes de bas de page
↑1 | Déclaration au congrès national de la ligue internationale de l’Éducation nouvelle. |
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↑2 | L. Sève, « Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme », Carnets Rouges n° 5, 2015. |
↑3 | P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964. |
↑4 | M. Millet & J.-C. Croizet, L’École des incapables ? La maternelle un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016 |
↑5 | C. Vidal, « La plasticité cérébrale, clef de l’apprentissage », Carnets Rouges, 2015. |
↑6 | É. Bautier, « La langue et le langage en maternelle pour devenir élève », dans Ch. Passerieux, Construire le goût d’apprendre à l’école maternelle, Chronique Sociale, 2014. |
↑7 | Ibidem |
↑8 | É. Bautier (dir), Équipe Escol, Apprendre à l’école. Apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès la maternelle, Chronique Sociale, 2006. |
↑9 | L. Sève, Les dons n’existent pas, L’école et la nation, 1964. |