Entrez par la « petite porte d’Alice », c’est ce que nous conseillait Jean-François De Neck, artiste du Théâtre du Léviathan, lors d’une formation donnée au Théâtre La Montagne Magique autour de la manipulation de marionnette.
Le but du jeu était de transposer en classe de petits récits improvisés et de nous transformer à notre tour en marionnettistes, mais surtout de passer le relai aux enfants. Pas de castelet, un drap noir sur une table, une chaise et le marionnettiste visible. Tout commencerait par une marionnette neutre, telle une poupée mobile, que les élèves feraient naitre en lui donnant un visage, un genre, un nom, une personnalité, une famille, des habits…
Véritable personne, la marionnette deviendrait partie intégrante du groupe classe, un élève parmi les autres. Un personnage commun à tous, à qui chacun pourrait s’identifier, que chacun pourrait s’approprier et faire parler pour lui.
L’objectif de ce projet était d’utiliser la marionnette comme vecteur d’émotions, comme média privilégié d’expression pour les enfants.
Vingt-six élèves de première année primaire en attente du fameux invité mystère… Allaient-ils accrocher ? Auraient-ils l’intérêt et l’écoute nécessaire ? Allaient-ils l’adopter ? Une petite boite à musique déroule quelques notes sur l’air du Grand Méchant Loup et invite chaque enfant à rejoindre le coin tapis. Porté par la musique, chacun passe la « petite porte d’Alice » et entre dans le monde des marionnettes. Cette porte imaginaire s’ouvre par ce rituel qui, reproduit chaque fois, apaise et met chacun en condition d’écoute. Écoute extraordinaire pour cette première rencontre : un beau silence, un silence d’attente puis un silence d’écoute intense. Et pourtant, la marionnette, encore neutre ce jour-là, reste muette pendant toute la (re)présentation. Cette qualité d’écoute se renouvèlera à toutes les séances. Au cours de l’aventure, cette façon respectueuse d’écouter, même le plus timide, même celui dont l’histoire n’est pas passionnante ou celui qui est moins accepté par le groupe, s’est propagée au reste de la vie de classe. Et chacun à son tour a pu « tirer les ficelles » et s’est senti écouté comme membre à part entière du groupe.
Au fil des questions posées par les enfants, le projet proprement dit se met en place. Par équipe, les élèves cherchent ensemble à déterminer la physionomie, l’allure, le caractère, les gouts, les origines, l’entourage, l’environnement de la marionnette. Après une mise en commun, et plusieurs votes, Léo[1]Léo a été confectionné par Amand Pirson sur le modèle de la marionnette de Jean-François De Neck. Ses costumes ont été confectionnés par Monique Daguijt-Pirson . est né à l’âge de six ans et demi. Un papa, une maman, un grand frère, une petite sœur, une tortue, des grands-parents… nous reconstituons son arbre généalogique. Mais malgré un tronc commun, Léo a une personnalité changeante au gré de ses humeurs et des histoires qui lui arrivent. C’est ce qui fait son charme, on peut lui faire dire et faire faire ce qu’on veut en restant dans le cadre rassurant des histoires.
Un moment de la semaine est consacré à Léo, mais sa présence est permanente dans les esprits. Les attentions sont multiples : certains demandent perpétuellement de ses nouvelles ; d’autres recherchent des instants en tête-à-tête ; beaucoup lui apportent des habits, des accessoires, des petits mots, des dessins et des cadeaux en fin d’année. Léo est même parti avec nous en classes vertes à la demande des enfants, il a donc fait lui aussi sa valise.
La boite à musique se met en marche… un enfant tourne la manivelle, tout le monde s’installe dans le calme, tout le monde passe la « petite porte d’Alice » et se laisse emporter par l’histoire. Nous improvisons la plupart du temps, soit librement, soit à partir d’un thème, d’une image, d’un mot-clef. Le récit se construit quelques fois à partir d’un dessin ou d’un écrit préalable. L’improvisation elle-même donne parfois lieu à des traces écrites. Mais en général cela reste spontané, sous forme d’expression libre. Les histoires s’étoffent, les récits se structurent, au fur et à mesure, chacun s’améliore en tant que conteur et manipulateur. On essaie, on se trompe, on expérimente, on ose plus. L’imagination se développe et les liens du groupe se resserrent autour de la marionnette et des histoires partagées. Le contenu des récits a très souvent un rapport indirect avec les enfants eux-mêmes, leur vécu, la vie de classe, la vie à la maison et le monde qui les entoure. La marionnette permet d’y mettre la distance nécessaire pour y poser un autre regard, acquérir un esprit critique, ou gérer d’éventuels conflits. Parfois, après l’histoire, un échange spontané de questions-réponses s’installe entre le groupe et la marionnette. Rien à voir avec les marionnettes « à la Guignol » où l’échange forcé avec le public sonne souvent faux, sans réellement donner l’envie de communiquer. Ici, les enfants parlent vraiment avec la marionnette, à propos d’un élément de l’histoire ou d’un tout autre sujet. La boite à musique retentit, il est temps de repasser par la « petite porte d’Alice » et de la refermer momentanément.
Après deux ans, Léo fait la connaissance d’une nouvelle classe de première année. Le projet ne s’amorce plus de la même manière : Léo n’est plus neutre. La séparation a été difficile pour les anciens, néanmoins contents de passer le relai à d’autres. Ils viennent encore de temps en temps prendre de ses nouvelles. Léo s’est fait d’autres amis. Plusieurs marionnettes, à gaine cette fois, sont aussi à disposition des enfants : des animaux, des personnages types (clown, sorcière…), Jacques des Haricots Magiques[2]Préalablement à ce projet, j’avais déjà introduit Jacques dans mes deux classes précédentes, à la sortie de mes études. Jacques (confectionné par Amand Pirson) a la mâchoire mobile, … Continue reading, et Gafi le fantôme[3]Gafi le fantôme (confectionné par moi-même) est le personnage principal de la « méthode » de lecture adoptée par l’école..
Le projet se poursuit avec ces apports multiples : pouvoir écouter les autres, s’écouter soi-même, partager son vécu, s’exprimer tel qu’on est, être face aux autres, se faire accepter et faire partie d’un groupe, gérer des conflits, améliorer la communication et le langage, développer l’imagination, créer des histoires… et d’autres portes s’ouvrent encore !
Notes de bas de page
↑1 | Léo a été confectionné par Amand Pirson sur le modèle de la marionnette de Jean-François De Neck. Ses costumes ont été confectionnés par Monique Daguijt-Pirson . |
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↑2 | Préalablement à ce projet, j’avais déjà introduit Jacques dans mes deux classes précédentes, à la sortie de mes études. Jacques (confectionné par Amand Pirson) a la mâchoire mobile, il est fragile, les enfants ne le manipulent pas. |
↑3 | Gafi le fantôme (confectionné par moi-même) est le personnage principal de la « méthode » de lecture adoptée par l’école. |