Espace socialement sécurisé

Il n’y a plus de place. J’étouffe. Les parois sont écrasées sous le poids d’une multitude de paperasses empilées. Parfois d’autres bouts de papier, une farde, réunissent certains d’entre eux mais, la plupart du temps, les tas en noir et blanc aux contenus diversifiés sont mélangés. Il faut dire qu’ils ne sont même pas droits. Le livre emprunté, les marqueurs, la boite à tartines, l’ordinateur, les câbles — ah les câbles — viennent tout déranger. Alors, très souvent, je m’ouvre et une tête surgit de la lumière. Elle vient me trifouiller, me prendre, me ranger, me déranger. Il faut dire que je l’attends et que je suis le seul endroit qui ne bouge pas à l’école : le casier.

Tout le reste mouve ! Le prof que je suis, qui, de son casier, passe de bâtiment en bâtiment, de classe en classe, de collègue à collègue, d’élèves à élèves. Et eux surtout, rarement deux heures d’affilée dans le même local. Et quand cela arrive, la classe d’intercours ressemble à un bocal rempli de poissons agités, à une plaine où de petits chiens s’aboient, se sentent, se courent l’un après l’autre en attendant le rappel à l’ordre de leur maitre. Faut-il s’en étonner quand on sait que les élèves ne travaillent pas ensemble le reste de l’horaire, qu’ils ne sont regroupés en tout que quelques heures par semaine, séparés le reste du temps, au gré des options, des tailles des ateliers, des langues… Je n’ai donc pas affaire à une classe, mais a des classes compilées, chaque fois ailleurs.
Alors, jusqu’à la moitié de l’année, pour les jeunes, mon cours est un speed dating improvisé : rencontres, séduction, prise de pouvoir, découverte avant nouveaux départs vers un autre endroit, un autre groupe. À la fin de l’année, au mieux, le temps ayant fait son office, mes leçons sont semblables à de grandes retrouvailles. Qu’as-tu fait en menuiserie ? Et toi en bureautique, t’as fini ton projet ?
Faut-il préciser que les élèves n’ont bien évidemment pas de places désignées, qu’elles changent, elles aussi, au gré des locaux fréquentés, parfois grands, souvent petits, en rang d’ognon ou tout en longueur ? À certains endroits, ces salles de transit sont même dangereuses : la tringle du rideau qui tombe de deux mètres de haut, la prise qui sort du mur… Au C204, le cours commence systématiquement par l’incertitude de l’ouverture de la porte : démonstration de serrurier renouvelée devant des jeunes qui attendent en espérant que sésame ne s’ouvre pas. Les élèves et moi passons donc notre temps à lutter contre l’environnement plutôt qu’à travailler avec : le câble HDMI doit être troqué contre un VGA dans le local B ; il fait toujours trop chaud, ou trop froid dans celui du fond ; il ne faut pas ouvrir la fenêtre cassée en oscillobattant dans celui-ci ; dans le local du jeudi, l’acoustique est un écho amplifiant les murmures… Réveillés par la sonnerie, dépossédés, on erre tous en se croisant dans la cour, les couloirs, pressés de réactualiser une relation pédagogique sur un nouveau territoire presque inconnu. Et puis, évidemment, je ne dois pas oublier de repasser par la case casier.

Écho des tranchées

Dans le sac ou dans la tête, ce n’est pas mieux. L’élève ne retrouve pas toujours le cours ni mentalement ni dans le tas de feuilles qui s’arrondit et colle au fil du temps et de la pluie. Je n’ai pas mon cours parce que je travaillais hier, je suis chez mon père, ma mère, mon copain, sans logement pour ce soir ; le journal est chez les éducateurs, à l’atelier, quelque part, perdu.
La farde qui est cassée et donc qu’on n’ouvre plus depuis février est comme l’esprit cabossé, froissé par des soucis bien plus prégnants qu’un cours d’histoire-géo auquel on ne s’ouvre évidemment plus non plus. Dans ma tête en forme de to do-list, cela s’accélère aussi : aller trouver une fois encore le chef d’atelier pour la serrure du 204, demander à la direction une autorisation, répondre à la demande de celui-là, aller causer aux éducateurs de la situation de mon jeune SDF ; aussi, comment clôturer le cours, quelle évaluation, cet auteur est-il vraiment fiable, suis-je prêt pour demain ? Le moindre oubli dans toute l’anticipation quotidienne peut venir s’ajouter aux imprévus jaillissant des jeunes cueilleurs du temps présent et vous faire tourner en bourrique. Et puis quand vais-je le ranger ce casier ?
Reste à espérer d’autres types de déplacement, les voyages immobiles, ceux qui permettraient d’avancer, d’apprendre, de grandir parce qu’il y aurait eu des choix préparés, pensés, désirés. Ces déplacements qui sont seulement permis quand, posé, on s’arrête pour envisager le loin avec les autres : être quelque part pour être quelqu’un.