Esprit, es-tu là ?

Le document est-il une trace du passé ou un travail postérieur ? L’auteur est-il un spécialiste ? Ces questions sont systématiquement travaillées par tous les élèves de secondaire. La démarche est un incontournable du cours d’histoire. «,»Pourtant, trop peu d’élèves ressortent ces routines dans leur quotidien. Cet apprentissage a-t-il réellement un sens et une utilité dans notre vie de citoyen ?
Se faire vacciner est-il la solution à la situation sanitaire ? Faut-il imposer un pass sanitaire ? Faut-il pousser à ce que les étudiants du supérieur reprennent les cours en présentiel ? Faut-il refinancer les soins de santé ? Toutes ces questions qui traversent l’actualité sont-elles du ressort du citoyen ? On peut avoir un avis sur tout, mais on ne peut critiquer que ce que l’on connait. Comment l’école contribue-t-elle à forger ce regard critique ?
La crise du covid révèle de manière plus prégnante deux problèmes actuels de nos démocraties représentatives d’Europe occidentale. Ces enjeux démocratiques existaient bien avant la crise sanitaire, mais celle-ci a agi comme un marqueur révélant les limites de notre fonctionnement. Le premier problème vient poser la question de la place que prennent les experts dans nos démocraties et la place qu’il reste pour une souveraineté populaire. Le second problème, qui vient presque en résonance au premier, tourne autour de la place des théories complotistes et des pensées alternatives dans nos démocraties. Les premières soulignent la crise de confiance envers les experts autant que la volonté d’une élite de discréditer toute forme de pensée non labellisée. Les secondes, terreau potentiel de changement, secouent les fondements d’une société en proie à l’incertitude et confrontée à de nombreux défis.
Connaissances scientifiques, connaissances empiriques et connaissances dogmatiques se côtoient et se mêlent dans le flot d’information. Si l’existence de ces trois formes de connaissance remonte à la nuit des temps, leur diffusion et leur accès pour chaque citoyen/consommateur ont connu des bouleversements profonds depuis l’arrivée d’internet. Beaucoup de questions surgissent face à cette mutation. Celle qui va nous occuper durant ce numéro pourrait être formulée de la sorte : préparons-nous suffisamment les citoyens à la pensée critique, comme nous le prétendons dans nos programmes et dans nos projets pédagogiques ?
En tant qu’historien, je vais plus particulièrement me pencher sur la compétence critiquer qui est présente dans plusieurs programmes. Je voudrais d’emblée signaler la difficulté de la transposition didactique d’une démarche scientifique. Le temps, les moyens, les connaissances, le degré de compétences, tout est restreint quand un élève tente de démêler le vrai du faux en histoire. Et donc le travail de simplification de la démarche est constamment aux prises avec la tentation du simplisme.
Difficile d’expliquer rapidement la manière dont cette démarche est apprise en secondaire sans être réducteur. Je vais partir des outils didactiques pour le 2e degré proposés par enseignement.be, en précisant d’emblée que ces épreuves externes ne sont pas le reflet de tout ce qui se passe et se crée dans les classes d’histoire.

Ça laisse des traces !

Partons de cette sacrosainte distinction entre trace du passé et travail postérieur. Lorsqu’un Facebooker reçoit un post vantant les mérites de la chloroquine, il ne se demande pas si c’est une trace du passé ou un travail postérieur. De même, un historien qui découvre un document pour sa recherche ne se demande pas : « Oh mon dieu, est-ce une trace du passé ou un travail postérieur ? » En réalité, personne ne fait ça dans la vraie vie. Alors d’où vient ce savoir-faire ?
L’historien plus qu’un autre chercheur en sciences humaines se pose la question suivante : d’où la personne qui me parle tire-t-elle ses informations ? Sur quoi s’est-elle basée pour affirmer cela ? En effet, le matériel de recherche d’un historien est plus médiatisé qu’un autre. Le réel qu’il étudie est définitivement révolu et il ne lui reste que les fragments de ce réel à travers diverses traces. Comme beaucoup de traces se détériorent, il est constamment en recherche de l’original plutôt que de la copie.
Comme dans le jeu du téléphone arabe où une information passe d’oreille en oreille et finit au bout de la chaine complètement déformée, la rumeur des réseaux détériore l’information. L’historien, plutôt que d’écouter le bout de la chaine, remonte jusqu’à la source pour s’assurer que l’information n’a pas subi cette détérioration.
Quand un journaliste écrit que la violence a augmenté de 13 % à Molenbeek entre 2009 et 2014 dans son titre accrocheur, je peux, parce qu’il fait bien son travail en me renseignant ses sources, me rendre sur le site de la police fédérale et consulter moi-même ces statistiques et d’autres données qui me permettent de remettre en contexte ce chiffre absolu.
C’est le même processus que j’opère quand je regarde l’étiquette d’un produit dans un grand magasin pour vérifier la provenance ou quand je retourne dans un pv de réunion pour vérifier la décision que nous avons prise quand on n’est pas d’accord.
En voulant trop procéduraliser et normaliser ce processus, les didacticiens l’ont rendu inefficace dans la vie de tous les jours. D’où la personne qui me parle tient-elle ses informations ? La traçabilité de l’information permet d’avoir déjà un aperçu de la valeur et de l’éthique de la connaissance que l’on me transmet.

La confiance, ça se mérite !

Puis-je faire confiance à l’auteur ou dois-je m’en méfier ? Je comprends tout à fait que la transposition didactique pousse à rendre accessible à l’élève des démarches parfois complexes. Mais cette question est très mal posée. Elle a des conséquences néfastes dans nos pratiques quotidiennes. Faut-il se méfier de Paul Poncet ? Bien sûr que non ! Un historien ne rompra jamais avec sa source. Il sera même persuadé que Paul Poncet croit fermement en ce qu’il dit, que celui-ci est persuadé que les ouvriers seraient plus heureux s’ils travaillaient moins et que cela résoudrait pas mal de problèmes. L’historien trouvera cette source précieuse, car elle est un point de vue différent, sur un réel passé, que la source bourgeoise, la source médicale, la source patronale, la source gouvernementale, etc.
Il ne s’agit pas d’avoir confiance, mais de cerner le point de vue et/ou la compétence du témoin pour pouvoir recevoir son message. Mon interlocuteur est-il à même de m’apporter du vrai dans ce qu’il dit ? En posant le problème sous l’angle de la confiance, n’avons-nous pas contribué à sacraliser les experts ? À les croire sans réfléchir ? N’avons-nous pas contribué à discréditer toutes les formes de pensées alternatives ? Le citoyen non expert sait-il ce qui est bon pour lui ? Est-ce que cela vaut la peine qu’il s’exprime puisqu’il faut se méfier des gens engagés et non experts ? En quand cette procédure apprise finit par dire, faute de temps, « Ne lisez que les documents fiables », on perd l’éthique de la recherche historique. Un historien lit toutes ses sources pour reconstituer le réel passé. Il pèse les témoignages en tentant de repérer qui peut se tromper, qui peut mentir, qui peut enjoliver ou dénigrer, pour élaborer une vérité historique qui approchera le réel passé ; vérité qui pourra être remise en question par d’autres chercheurs, d’autres sources, d’autres hypothèses.

De la compétence professionnelle à la compétence citoyenne

L’idée n’est pas de faire de chaque élève un historien. Doter chaque individu de la faculté de trier l’information, la peser, l’utiliser pour se forger un point de vue éclairé sur une question de société. Doter chaque individu de la faculté de douter de vérités assénées par un groupe, un média, une institution, puis dissiper ce doute par une capacité de recherche honnête intellectuellement. Tout ça en prenant en compte les bouleversements provoqués par les nouvelles formes d’échanges et de communication : celui du flot d’information qui réduit le temps que l’on peut consacrer à chaque source d’info et celui des algorithmes qui tribalisent les communautés des réseaux et qui menacent la liberté d’expression et de diffusion de la pensée. Voilà l’enjeu. Il faut donc peut-être que l’école remette l’ouvrage sur le métier ?

2022-09-28 16:04:04