L’enfant qui arrive en maternelle découvre un nouveau mode de communication, plus collectif et moins individuel, un langage explicite qui exprime davantage le raisonnement. Une découverte dans laquelle le rôle de l’enseignant est primordial.
L’expérience linguistique de l’enfant au sein de la famille et dans les premières structures d’accueil est celle d’une communication essentiellement interpersonnelle. Dès lors qu’il fait ses premiers pas à l’école, il est confronté à une nouvelle situation de communication : l’enseignant s’adresse plus souvent à l’ensemble du groupe et plus rarement à lui, en particulier, comme cela se vit en famille. Il doit comprendre que lorsque l’enseignant prend la parole devant un groupe, il est lui aussi concerné. Une fois la consigne donnée, il faut se mettre en action physique ou cognitive. Comme il n’est pas encore un élève, il réagit rarement à ce type de sollicitation, ou alors, il suit le mouvement. Les enseignants chevronnés connaissent ce phénomène. Généralement, ils réitèrent le message et, dans l’espoir d’être compris, finissent par nommer les enfants qui ne réagissent pas. Tant que les consignes concernent des actions, un enfant peut ne rien comprendre du message et réaliser la tâche par seule imitation. Mais que se passe-t-il quand la consigne invite au travail cognitif ou nécessite une réponse verbale ? Comment l’enfant va-t-il, peu à peu, élaborer les significations portées par le langage de l’adulte ? Comment l’enseignant pourra-t-il soutenir cet apprentissage ? Pour répondre à cette question, il est crucial de s’interroger sur les acquis linguistiques des enfants et les manières de travailler la langue orale au démarrage de l’école fondamentale.
En fonction des établissements scolaires, les contextes de classe varient entre cent pour cent d’enfants allophones et cent pour cent de francophones. Entre ces deux extrêmes, toutes les nuances sont possibles. Par ailleurs, en raison de leur socialisation familiale, les enfants construisent un rapport à la langue orale proche ou très éloigné de celui attendu par l’école[1]Voir les travaux de Bazil Bernstein et d’Élizabeth Bautier ainsi que l’article d’Élisabeth Mourot dans ce dossier..
Tenant compte de la multiplicité des situations de classe, les pratiques enseignantes se doivent d’être nuancées. Pour certains enfants, poursuivre ce qui a été initié au sein des familles sera suffisant et la majorité des enseignants le fait très bien. Pour d’autres, les enseignants devront être conscients qu’il s’agit véritablement de leur apprendre une nouvelle langue et/ou de les installer dans un nouveau rapport à la langue orale. Dans ces cas de figure, beaucoup d’enseignants tâtonnent, tiraillés entre les exigences institutionnelles, les acquis de formation initiale et continuée, les croyances quant à l’acquisition du langage chez le jeune enfant, etc.
Voir loin, pour un enseignant des petites classes maternelles, consistera à comprendre les enjeux de la langue dans la future réussite scolaire des enfants et à connaitre les mécanismes d’apprentissage d’une nouvelle langue ou d’un nouveau rapport à l’oral. Ces connaissances s’appuieront sur les recherches et pas uniquement sur un savoir d’expérience
Voir loin, c’est se servir de cette conscience des rôles de la langue dans le futur scolaire de l’élève, pour agir dans l’immédiat, en étant vigilant à tout ce qui pourra nourrir ce futur.
Agir dans l’immédiat, c’est saisir l’occasion de communiquer avec chaque enfant, dans tous les moments de la vie de l’école. C’est créer des conditions pour leur permettre de gagner de l’assurance et d’oser s’exprimer à propos de choses qui leur tiennent à cœur. C’est solliciter le langage pour évoquer la vie et les projets de la classe. C’est, pour ce faire, penser l’organisation de la classe pour prendre le temps de s’adresser à chacun et proposer des séquences structurées d’apprentissage de la langue à peu d’enfants à la fois.
Voici quelques moments qui illustrent la manière d’amener les enfants à sortir d’un langage implicite. Lors d’un moment de jeu au coin des poupées, une enfant interpelle l’enseignante : « Madame, je vais faire à manger. » L’enseignante lui demande pour qui elle va le faire et l’enfant répond en montrant deux autres enfants : « Elles et moi. » L’enseignante reformule sur un ton interrogateur : « Elles et toi ? » Et l’enfant précise : « Oui ! Gabrielle, Francesca et moi. »
Dans cette même classe, lors de la collation, il est habituel de déposer une bougie et une poubelle sur les tables occupées par les enfants. Lorsque débute la séquence, l’enseignante (E) demande si tout est prêt. Souad marmonne « Y a mis pas bougie. » et le dialogue se poursuit comme suit :
E qui ne l’a pas bien entendu : – Pardon ?
Souad: – Y a pas mis les bougies.
E : Oui, il faut encore mettre les bougies.
E s’adressant à Sonia : —Tu veux bien aller chercher les bougies ? Souad a dit qu’il faut encore mettre les bougies. Combien de bougies vas-tu mettre ?
Sonia : (montrant les tables occupées par les enfants) — Deux !
E : — Pourquoi seulement deux bougies ?
Riccardo: – Parce que là-bas, y a pas d’amis.
E : — Oui, il n’y a que deux tables occupées par des amis.
Un peu plus tard, lorsque tout est installé.
E — Est-ce qu’on n’a rien oublié ?
Souad: – Y a des poubelles.
Sonia: – Y a des bougies.
E — C’est tout, je ne dois rien faire ?
Riccardo : — On doit allumer.
E : — Oui, je dois encore allumer les bougies.
Dans chacune de ces deux situations, l’enseignante a très bien compris ce que les enfants voulaient dire. Mais, elle ne s’en contente pas, elle installe, petit à petit, l’exigence d’une communication qui précise, qui met en évidence les relations causales, qui exprime le raisonnement. Elle le fait consciemment, même si au fil du temps, c’est devenu un geste professionnel automatisé.
Ce type d’approche peut-il suffire ? Peut-on se contenter de l’exploitation des routines de la vie quotidienne de la classe ? Non, bien entendu, mais ces démarches sont premières. Elles permettront d’une part, aux enfants les plus éloignés de la culture langagière en usage à l’école, d’y faire leurs premiers pas, en toute sécurité. D’autre part, les enfants allophones retrouveront régulièrement les mêmes scripts langagiers et les internaliseront pour ensuite, oser s’exprimer et développer l’assurance que l’enseignant a bien compris ce qu’il voulait dire.
Pour offrir la possibilité aux enfants d’expérimenter et d’apprendre les usages de la langue de l’école à l’école, l’enseignant des classes d’accueil et de première maternelle observera les enfants agir et verbaliser leurs actions et leurs découvertes. Il les amènera à s’exprimer sur ce qu’ils réalisent ou ont vécu, lors des différents ateliers de la journée. Les laisser présenter leurs productions et les encourager à expliquer la manière dont ils les ont réalisées seront des moments à privilégier. L’enseignant se placera à côté des enfants, s’intéressant à ce qui a de la valeur pour eux et non à ce qui est habituellement valorisé en classe. Tant pis, si cela concerne les nouvelles sandales à paillettes achetées au marché et non une visite au zoo en famille. L’important est le développement cognitif sous-jacent à l’usage du langage explicite. À l’école, cette nouvelle paire de sandales aux pieds de l’enfant est bien plus propice à la description, à la comparaison (c’est comme, ce n’est pas comme) à la catégorisation et à la recherche de relations causales (c’est parce que… que…) que la visite du zoo du weekend.
Et l’apprentissage formel de la langue[2]Voir, entre autres, l’ouvrage de Philippe Boisseau ou les outils construits sur base de recherches et publiés aux éditions La Cigale.
?
Bien que le bon usage des situations informelles offre des occasions remarquables de travail langagier en interactions individuelles, le risque est grand d’oublier quelques enfants, de se laisser accaparer par certains au détriment d’autres. Pour éviter cela, l’enseignant gagnera à structurer ses interventions pour que chacun puisse bénéficier de toute son attention.
Si nous suivons l’enseignante présentée plus haut, la rigueur se construit dans la prise de notes des propos des enfants lors de retour d’ateliers ou lors de découvertes individuelles qui seront présentées à l’ensemble du groupe. D’une part, cette prise de notes inscrit les enfants dans la culture de l’écrit : ce qui a été dit à l’enseignante en particulier pourra être transmis ultérieurement à tous grâce à la lecture de l’adulte. D’autre part, une transcription mot à mot servira à l’observation des progrès de chacun et aux choix des contenus lexicaux et syntaxiques à travailler par la suite.
Cette manière d’envisager l’apprentissage d’une langue demande d’articuler connaissances didactiques et savoirs d’expérience afin que les outils créés répondent aux besoins identifiés. Cela peut convenir à certains enseignants. Pour d’autres, la mise en œuvre d’outils « clés sur porte » est à promouvoir. Il en existe de très pertinents. Ce sont par exemple les publications des éditions La Cigale.
Mais qu’importe le choix resteront primordiales la relation et la situation de communication. Un adulte qui s’accorde aux propos de l’enfant lors de toutes leurs interactions. Un enseignant s’interrogeant sur la logique qui sous-tend l’interpellation ou la réponse d’un enfant, afin de le rejoindre là où il se trouve et non l’inverse.
Ce texte dédié à Najat.