Et si c’était le Petit Prince…

Comme beaucoup de systèmes complexes, l’école me semble empêtrée dans une difficulté croissante à émettre des signaux clairs et rassurants. Elle ne répond pas aux questions qu’on lui pose, elle répond à côté. Elle tient de beaux discours sur l’éducation, les valeurs, la citoyenneté, les règles de vie en société… Elle gère, organise, planifie… et perd pied dès qu’elle est prise au flagrant délit de ses paradoxes.

L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur. » Antoine de Saint-Exupéry

Ces dernières années, j’ai souvent eu l’impression de nager en pleine allégorie de Saint-Exupéry. Aux Petits Princes qui veulent savoir ce que nous pensons de leur boa, nous répondons qu’ils devraient cesser de dessiner des chapeaux. Et lorsque nous sommes sommés d’enfin montrer notre habileté à dessiner les moutons, nous voici bien en peine.

Un collègue tout ébouriffé s’exclame : « C’est incroyable ! Ils viennent te le dire carrément en pleine figure ! L’autre jour, après l’interrogation sur Darwin, il me rend sa feuille, et il a besoin de me dire qu’il a bien tout noté, mais qu’il n’y croit pas ! » Et l’indignation fait l’unanimité ! Ces jeunes sont vraiment stupéfiants…

Perplexité

L’élève a tout étudié, tout noté, rendu sa copie dans les formes et dans les temps. Il a donc rempli ses obligations. Puis le jeune a pris la peine de « parler-vrai », de faire à son professeur une profession de non-foi : il n’y croit pas. Dont acte.

À quel endroit cette déclaration déclenche-t-elle les hostilités ? Faudrait-il croire au darwinisme ? Non bien sûr, puisque nous objectons aussitôt que cet élève n’a rien compris : « Nos élèves interrogent ce que nous incarnons. »la science est la science ; la foi est la foi. Les deux registres ne relèvent pas du même vocabulaire. Soit, mais que vient faire alors notre indignation à cet endroit ? Qu’est-ce qui nous met dans cet état, au point de nous faire prendre des vessies pour des lanternes ?

L’école ne dit-elle pas qu’il faut apprendre à penser par soi-même ? Bien sûr, l’« isme » de « darwinisme » pourrait prêter à confusion. C’est que, tout à coup, cette jeunesse invitée depuis la crèche à « penser par elle-même », à « développer l’esprit critique », à se révolter contre les dictats ataviques et familiaux, celle-là même devrait forcément arriver aux mêmes « bonnes » conclusions que nous… Et la voici insolente lorsqu’elle questionne nos habitudes de pensée ou défie notre autorité — intellectuelle ou morale ? – bien qu’à y regarder de plus près, je trouve qu’elle y mette plutôt les formes…

Rien à dire donc

Retournons au texte. Les compétences terminales visées par notre Décret Missions mettent en avant l’honnêteté intellectuelle, l’équilibre entre ouverture d’esprit et scepticisme, la curiosité et le souci d’inscrire son travail dans celui d’une équipe. Le texte rappelle que les compétences particulières aux sciences relèvent de l’observation du monde et de son analyse ; elles influencent directement la manière d’apprendre, d’utiliser la connaissance et d’agir. L’enseignement doit donc faire comprendre que la biologie, la chimie et la physique font continuellement appel à des modèles, modèles avec leurs limites, qui permettent de décrire une réalité souvent complexe ; que ces matières doivent être articulées à d’autres disciplines pour donner une vision globale de la réalité qu’elles sont nées et se développent dans des contextes culturels, socioéconomiques et techniques précis sont propices à une réflexion d’ordre éthique utilisent les raisonnements inductifs, déductifs, par analogie et par l’analyse systémique. Le point 8 des compétences scientifiques explicite ce que signifie utiliser des savoirs scientifiques pour enrichir des représentations interdisciplinaires : il s’agit notamment d’établir un lien entre les développements des sciences et la vision que l’on a du monde.

Il me semble que l’élève joue ici parfaitement son rôle d’élève et que le jeune est parfaitement dans son rôle de jeune : il s’incline devant l’autorité, remplit son devoir et met le mode d’emploi préconisé par le professeur à l’épreuve de ses propres contradictions. Le Petit Prince demande ce que nous pensons de son boa et, aveuglés par notre art, nous balayons d’un revers de main ce que nous prenons pour un chapeau…

Et si…

Et si la question portait sur le statut de notre autorité. Peut-être cet élève vérifie-t-il que notre propos est bien au fait de ses limites scolaires, que nous n’avons pas l’intention de nous immiscer dans sa conscience ou son intimité.

Et si la question portait sur la place qui revient à chacun dans cette histoire, la sienne, celle de l’enseignant, celle du père, de la mère, du groupe de pairs, de l’imam… Avons-nous bien l’intention de rester à notre place ?

Et si la question portait sur la nature du respect et de la reconnaissance que nous avons pour sa personne, pour sa famille, pour sa génération, en tant que porteuse et prometteuse d’une histoire.

Et si la question portait sur la crédibilité de nos principes maintes fois énoncés, mais sitôt démentis lorsque nous nous trouvons nous-mêmes en insécurité.

Et si la question réfléchissait en miroir le caractère anxiogène de notre propre vulnérabilité.

Sommes-nous en panne d’inspiration ?

À nos enfants qui interrogent l’environnement dissonant dans lequel ils grandissent, qui « réfléchissent » avec intelligence les contradictions que nous incarnons, nous opposons une fin de non-recevoir : circulez, il n’y a rien à voir, c’est comme ça parce que c’est comme ça, et si vous le contestez, vous me contestez, vous vous et nous mettons en danger… Une fébrilité aussi éloquente que contreproductive : la preuve par neuf que tout cela est décidément bien fragile.
Alors, en définitive, qui éduque qui ?

Ne demandons-nous pas à ce jeune d’être capable de faire ce que nous ne faisons pas ? Lui devrait dépasser ses conflits de loyauté et nous les rendre audibles ou acceptables, alors que nous aurions le droit de le disqualifier et de renvoyer toute dissonance au placard.

Alors oui, il me semble que nous ratons la démonstration de notre propre conséquence. Lorsque l’élève demande s’il peut être vrai, s’il peut dire les choses en face, notre réponse est décidément « non » ! Le Petit Prince dit : « Je te reconnais. » L’adulte dit : « Je te disqualifie, toi et tous les tiens. » Venez prôner le dialogue après ça.

Et si nous lui renvoyions la réflexion en miroir : quelle serait finalement la question ?

Je continue de croire – un gros mot ? – que nos élèves interrogent encore et encore ce que nous incarnons : qui êtes-vous ? Peut-on vous faire confiance ? Me connaissez-vous ? Me voulez-vous du bien ? Me respectez-vous ? Avez-vous un mode d’emploi crédible ? Peut-on vous parler franchement ? Comment réagissez-vous lorsque vous êtes en difficulté ?

Puis-je ne pas vous suivre ? Que va-t-il se passer si je vous suis ?

Darwin a finalement fort peu à faire dans cette histoire.

Ilya Prigogine parlait de l’incertitude non inquiète comme d’une compétence transversale indispensable au XXIe siècle. Notre capacité à l’incarner n’est-elle pas primordiale lorsque c’est précisément les certitudes dérangeantes de certains de nos élèves qui nous émeuvent et nous font sortir de nos gonds ?

Alors ne pourrait-on, l’ombre d’une lucidité, entendre avec sérénité la question derrière la question, la grimace derrière le miroir, l’invitation derrière le défi ?

Quelque chose comme : « Dessine-moi un mouton s’il te plait ! ».