Je donne cours de français en troisième professionnelle en centre d’éducation et de formation en alternance (Cefa). Les acquis de mes élèves sont très hétérogènes. Je cherche à m’assurer que tous apprennent. Et forcément, je les évalue différemment. Est-ce injuste ?
Momo a 17 ans. Il est arrivé de Somalie, il y a quelques mois et se retrouve en troisième professionnelle dans une classe du collège Saint-Martin à Seraing. Je lui rends son bulletin ce 24 décembre. Il a six échecs sur sept notes et ceux-ci sont évidemment écrits en rouge. Je vois de la détresse dans ses yeux quand il consulte le document. J’essaye de lui expliquer, mais mon somali est moins bon que son français…
Cette anecdote est révélatrice de la complexité de l’évaluation dans le système scolaire. Les enseignants doivent répondre à une double injonction contradictoire. Les prescrits légaux leur demandent de faire réussir un maximum d’élèves, mais la société leur demande aussi de sélectionner les meilleurs pour assurer un avenir radieux à tous.
Cette réalité quelque peu schizophrénique oblige donc chaque enseignant à ajuster son curseur en fonction de ce qu’il pense être le mieux. Certains se mettent du côté des plus faibles et vont tout faire pour les aider à progresser et d’autres préfèrent parler de niveau à atteindre et tant pis pour ceux qui n’y arriveront pas.
« Accepter que l’évaluation soit différente pour chaque élève. »
Il me semble évident que si personne n’a vraiment tort ou raison dans cette affaire, il est impératif de placer son curseur en fonction du public rencontré. Était-il indispensable, dans le cas de Momo, de l’évaluer, alors qu’il parle à peine le français et qu’il est donc parfaitement impossible pour lui d’atteindre les compétences que les programmes exigent ? Une multitude d’autres réalités, parfois moins visibles que le statut de primoarrivants de cet élève, cohabitent dans une classe de troisième professionnelle. Les élèves issus de milieux fragiles socioéconomiquement. Les élèves abimés par le système qui ont déjà 17, 18 ans en troisième. Les élèves en difficulté scolaire : dyscalculiques, dyslexiques ou atteints d’autres troubles complètement ignorés par l’école. Les élèves atteints de phobie scolaire ou en décrochage.
Toutes ces réalités doivent nous rappeler une chose : pour être efficaces, les apprentissages doivent se trouver dans ce que les pédagogues appellent la zone proximale de développement. Cela veut dire que si on tente d’apprendre quelque chose de trop facile ou de trop difficile à quelqu’un, il ne va rien apprendre. Les apprentissages doivent se trouver dans une zone dans laquelle il peut apprendre avec l’aide de quelqu’un, le professeur en l’occurrence.
Si tout cela semble évident, il semblerait que ce ne soit pas toujours le cas dans la réalité. En effet, Momo aurait-il eu six échecs, si on lui avait permis réellement d’apprendre ? Il est probable que non.
La bienveillance décrite plus haut est assez facile à mettre en place dans la pratique. Prenons par exemple l’UAA 1 du programme de français de troisième professionnelle. Pour rappel, le programme est composé d’unités d’acquis d’apprentissage (UAA) que les élèves doivent maitriser au terme du degré. L’UAA 1 s’intitule : rechercher l’information. Dans le cadre de cette unité, la tâche demandée aux élèves pourra différer en fonction de leur capacité à la résoudre. Ainsi, je propose à certains élèves de lire des folders, à d’autres des articles d’une page. Les plus avancés en lecture pourront même lire des articles de plusieurs pages issus de revues spécialisées. Il en va de même si l’on travaille la recherche d’informations à partir de textes narratifs. Certains élèves peuvent lire une bédé. D’autres une nouvelle de deux pages. Mais il arrive aussi que certains élèves prennent plaisir à lire un livre entier. Il est évident que l’évaluation sera le reflet des apprentissages et adaptée en fonction des tâches de chaque élève. Ici encore, rien de bien neuf, il s’agit de mettre en place une différenciation pédagogique, mais surtout d’accepter que l’évaluation sera différente pour chaque élève.
Et c’est peut-être là le problème. Au nom de l’équité ou de la méritocratie, certains enseignants ne sont pas prêts à différencier leur évaluation. Pour eux, il est injuste de demander à un élève de lire une nouvelle d’une page et à un autre un roman de deux-cent-vingt pages. Et cette vision pose évidemment problème quand on donne cours en troisième professionnelle et que l’on a devant soi des jeunes aux profils cognitifs ou socioculturels tellement différents.
Je pense aussi que cette bienveillance dans la pédagogie et dans l’évaluation devrait s’appliquer avec tous les jeunes, dans toutes les écoles. Bien sûr, certaines réalités sont différentes avec par exemple l’obligation de préparer certains élèves aux évaluations externes et aux études supérieures ou à l’université. L’idée n’est pas de favoriser l’un ou l’autre élève, mais de permettre à chacun de progresser et d’atteindre le meilleur niveau possible pour lui. Alors, en attendant les réformes qui diminueront peut-être les conséquences de ces inégalités sur le parcours des élèves, pourquoi ne pas prendre ses responsabilités, en changeant notre regard sur les jeunes qui sont dans nos classes…