Lorsqu’il est question des relations entre école et entreprise, un seul mot d’ordre revient continuellement dans le débat public : la nécessité d’un « rapprochement » entre deux mondes qui, nous dit-on, « ne se parlent pas suffisamment ».
Notre analyse d’un corpus de discours médiatiques montre combien ce point de vue est largement partagé, tant dans le monde politique que dans les milieux économiques, académiques et syndicaux. Pourtant, on pourrait tout aussi bien penser qu’à priori, l’éducation et le travail doivent au contraire, et par principe, rester éloignés l’un de l’autre.
En réalité, si l’idée d’une plus grande symbiose entre l’école et l’entreprise tend à faire son chemin, c’est principalement parce qu’elle est défendue au nom de ce qui constitue sans doute la priorité politique numéro un : la lutte contre le chômage. Selon ses promoteurs, en orientant les élèves vers les filières des métiers dits « à pénuries », en « améliorant la qualité » des formations, en ajustant leurs objectifs et leurs contenus aux « besoins » des entreprises, on mettrait à disposition une main-d’œuvre plus rentable, ce qui inciterait les employeurs à embaucher davantage.
L’entreprise (privée) au secours
de l’école (publique)
Afin d’atteindre cette meilleure adéquation entre la formation des futurs travailleurs et les attentes du patronat, celui-ci propose de mettre les entreprises au service de l’enseignement. S’appuyant sur une représentation très favorable des entreprises et de l’initiative privée (au détriment de l’action publique) qui s’est imposée depuis le tournant néolibéral des années 1980, les discours que nous avons analysés invitent à organiser l’enseignement public selon les normes managériales en vigueur dans les entreprises privées. Celles-ci sont dépeintes comme des organisations « modernes », ancrées dans la « vraie vie » et dans « le monde réel », au contraire de l’institution scolaire jugée « malade », « archaïque », « désuète » et régulièrement accusée de transmettre des connaissances obsolètes, en décalage avec les réalités économiques.
Aujourd’hui, de nombreuses voix appellent à déléguer aux entreprises une part de la formation des élèves en âge d’obligation scolaire, notamment pour mieux les familiariser à la « culture d’entreprise », les doter des « savoir-être » adéquats pour accéder aux emplois disponibles et de « l’esprit d’entreprise » indispensable pour créer les emplois manquants. Dans cette perspective, le modèle mis en avant est celui de l’enseignement en alternance qui prévoit que les élèves effectuent une part de leur formation (en général 3 jours sur 5) directement au sein de l’entreprise.
Ce raisonnement soulève de nombreuses questions ; nous n’en évoquerons ici que quelques-unes. Pour commencer, qu’est-ce qui laisse penser que la formation reçue par des élèves en entreprise est de meilleure qualité que celle qu’ils recevraient à l’école ? Si dans certains secteurs de pointe, on constate que les entreprises donnent accès à des technologies plus récentes, qu’est-ce qu’une apprentie coiffeuse, par exemple, apprend dans un salon privé qu’elle n’apprendrait pas à l’école dans le salon de coiffure du CEFA qui reçoit de « vrais » clients ?
Certains auteurs valorisent la « pédagogie de l’alternance » pour la raison qu’elle permettrait de mieux allier théorie et pratique. On peut toutefois se demander pourquoi l’entreprise proposerait nécessairement un meilleur équilibre. Que l’apprentissage scolaire soit trop « théorique » ou trop « abstrait », cela peut bien entendu être discuté. Mais cela n’implique pas que les solutions à ce problème éventuel se trouvent en dehors de l’école. Contrairement à des étudiants en agrégation qui se mettent à faire, lors de leurs stages, des choses qu’ils ne savaient que concevoir jusque-là – et pour qui les stages correspondent donc effectivement à une mise en pratique de savoirs théoriques – les élèves du CEFA ne font parfois que refaire (éventuellement autrement) en entreprise ce qu’ils ont déjà appris à faire à l’école, dans leurs cours pratiques, ou ce qu’ils sont censés y apprendre dans les mois à venir, sans que cela ne s’accompagne d’une expérience nouvelle (en termes de difficulté ou de complexité).
De plus, les entreprises privées sont soumises à des exigences de rentabilité parfois difficilement compatibles avec une logique de formation qui voudrait que le stagiaire ne soit pas forcément employé là où il produit le plus de valeur ajoutée, ni même là où il est le plus habile, mais là où l’expérience lui sera la plus bénéfique du point de vue de ses apprentissages. Nos observations menées dans le cadre d’une enquête ethnographique montrent que, dans certains secteurs d’activités, les stagiaires sont le plus souvent affectés à des tâches sommaires et font office de « petites mains ». Dans le discours patronal, le caractère répétitif de ces tâches est parfois justifié par le fait que ces stagiaires ne sont pas suffisamment compétents pour prendre en charge des séquences de travail plus complexes. Ce n’est d’ailleurs pas faux, en particulier dans le cas de jeunes stagiaires placés en entreprise sans la moindre formation préalable. Et cela montre bien que l’idéal pour les entreprises reste de disposer de stagiaires directement opérationnels et non de mettre en place des activités qui auraient pour but premier l’apprentissage. En l’absence de véritable contrainte législative, la qualité de la formation des élèves demeure ainsi soumise à la bonne volonté de l’employeur. Quant aux élèves, l’obligation de trouver un stage, malgré le manque de places dans certains secteurs, ne leur permet pas d’être très regardants quant aux conditions de formation et de travail qui sont proposées.
La formation des élèves en entreprise est-elle, comme bien des discours le prétendent, susceptible de favoriser l’emploi des jeunes ? Si ce problème est trop complexe pour être discuté en détail ici, on peut toutefois avancer une objection fondamentale : ce n’est pas parce que les entreprises engagent plus vite ou plus facilement qu’elles engagent davantage. Difficile de savoir si le seul fait de pouvoir disposer d’une main-d’œuvre plus en phase avec leurs attentes conduira les employeurs à créer un nombre important de nouveaux postes de travail, qui n’auraient pas été ouverts autrement.
Ajoutons à cela que le développement de l’enseignement en alternance participe à la tendance à la stagiarisation de l’emploi. Que ce soit dans le cadre de leur formation ou pour acquérir une expérience professionnelle valorisable sur le marché de l’emploi, de nombreux stagiaires effectuent des tâches qui demandent peu de qualifications, mais qui devraient néanmoins être prises en charge par des salariés en l’absence de ces stagiaires. Dans un secteur comme la grande distribution, les entreprises profitent de la possibilité d’accueillir des stagiaires peu rémunérés et dont elles peuvent se séparer très facilement, au lieu d’embaucher un salarié sous contrat de travail. On voit ainsi combien il est hasardeux de considérer qu’une augmentation du nombre d’élèves en stage contribuerait nécessairement à la création de nouveaux emplois.
Mais les discussions quant à l’efficacité de la formation en entreprise ou à son impact potentiel sur l’emploi ne doivent pas masquer le véritable choix de société qui se joue lorsque l’on appelle à confier la formation obligatoire non plus à l’école, mais aux entreprises. Contrairement à ces dernières, l’école est une institution publique chargée de contribuer à l’intérêt général. On peut bien entendu juger qu’elle n’y parvient pas suffisamment. Mais puisque l’école est régie par les objectifs que nous lui assignons en tant que communauté politique, nous gardons la possibilité d’exercer notre pouvoir démocratique pour tenter de la transformer. Or, il en va tout autrement dans le cas des entreprises privées.
Pourtant, à aucun moment, les voix favorables au développement de l’enseignement en alternance ne donnent l’impression d’envisager qu’il puisse y avoir un hiatus entre les missions que le patronat souhaiterait attribuer à l’école et celles que pourrait vouloir lui confier la communauté politique dans son ensemble. On le voit en particulier au fait que le manque d’adéquation entre la formation offerte par l’école et les attentes des entreprises n’est jamais envisagé comme le résultat d’un rapport de forces entre intérêts contradictoires, ou de divergences de vision sur les missions de l’école, mais simplement comme la conséquence d’un manque de « dialogue » ou de « collaboration ». Tout se passe comme si l’inadéquation dénoncée était simplement le produit d’un malentendu qu’il s’agirait de lever en favorisant un « changement de mentalité », en créant davantage de « liens », de « ponts », de « rencontres », de « passerelles ». Autrement dit, l’autonomie du champ scolaire est vue comme la conséquence contingente d’une distance physique ou psychique entre l’école et l’entreprise, distance qu’il s’agirait de réduire le plus rapidement et le plus efficacement possible.
Pas surprenant que, lorsqu’il s’agit d’envisager l’éducation des jeunes générations, les acteurs du monde patronal défendent en priorité leurs intérêts. Ils posent dès lors l’employabilité comme la mission principale de notre système éducatif et attendent de l’école, non pas tant qu’elle fasse mieux, mais surtout qu’elle fasse moins pour laisser davantage les entreprises s’occuper de la formation des élèves. La place accordée au monde de l’entreprise dans l’imaginaire collectif et dans les politiques publiques ne devrait cependant pas laisser penser que l’intérêt particulier de quelques-uns – en l’occurrence celui des employeurs – peut se confondre avec l’intérêt général. Face au discours quasiment hégémonique sur le nécessaire rapprochement de l’école vers l’entreprise et à ses fausses évidences, il est urgent que ceux qui considèrent que l’enseignement public doit être au service de la communauté politique dans son ensemble fassent entendre leur voix. Et qu’ils rappellent que, pour eux, la mission de l’école est de viser non la différenciation des parcours, mais bien l’égalité des élèves ; non la conformité aux exigences du marché de l’emploi, mais bien l’apprentissage de savoirs et de savoir-faire utiles à l’ensemble de la société ; non des chances d’insertion professionnelle, mais bien des possibilités d’épanouissement et d’émancipation individuelle et collective.