L’éthique serait une mise en œuvre réflexive des actes posés et questionnés, un alliage incarné de théorie et pratique. C’est cette incessante petite voix qui nous demande si ce que nous sommes en train de faire est bien en accord avec nos valeurs et peu importe lesquelles !
Quand j’arrive en retard au cours, je suis comme eux, prise par le temps alors que je le voudrais élastique. Mais quand j’arrive en retard au cours, je ne peux plus être garante de la règle on commence à l’heure or mon statut voudrait que je le sois. La bonne prof, elle respecte les normes, elle fait ce qu’elle doit. Ne pas y arriver fait-il de moi une mauvaise prof ? L’éthique de la posture pourrait déjà un peu s’observer dans l’accueil fait à ces questions, ces souffrances, ces manques, ces ratages, plantages et autres foirages… les nôtres, bien sûr mais aussi ceux des autres et parfois des autres dont on fait partie, peut-être sans s’en rendre compte.
Bien sûr, la réalité et la conscience de ces manquements me révèlent certainement humaine, pour ne pas dire inachevée, incertaine et imprévisible mais elles ne suffiront pas pour y voir là l’éthique. L’affirmation de soi ici présente doit s’adjoindre d’une reconnaissance de l’autre pour ouvrir des voies d’apprentissage. Qu’est-ce qu’on va faire ensemble de nos manquements ? Comment parviendrons-nous, ensemble, à comprendre (véritablement prendre avec soi) les raisons d’être profondes de cette règle ? Comment parviendrons-nous, ensemble, à tout faire pour respecter cette règle ? Ce n’est pas être à l’heure pour apprendre la rigueur mais être à l’heure parce que je sais que l’autre (qui est comme moi, en moi) m’attend. Il m’attend parce que je compte pour lui. Et c’est bien ce double mouvement de reconnaissance qui nous soutient suffisamment pour oser se lancer dans l’aventure de l’apprentissage. L’éthique, c’est un va-et-vient entre ce qui nous est commun : nous sommes chacun sujet et ce qui nous différencie : chaque sujet est singulier. Tu es comme moi : différent des autres.
Parfois, j’entends des collègues ou des maitres de stage brandir ce critère du dynamisme pour dire qu’untel est fait ou n’est pas fait pour être enseignant. À l’intérieur de moi, ça bouillonne. Deux choses m’énervent : la première est celle qui renvoie au postulat d’éducabilité, la deuxième est liée à ce formalisme enfermant. Comment travailler à l’apprentissage et en même temps avancer que certains sont faits pour et d’autres pas ? S’il n’était question que de dons, pourquoi imposer trois années de formation, bientôt quatre ? Cette étiquette collée ne peut qu’engager à les laisser tomber, non ? La forme est rassurante, elle évite de se poser des questions, de se couper les cheveux en quatre et de mettre son énergie ailleurs, j’espère… Toutefois, ce postulat d’éducabilité doit être manié avec délicatesse et nuance. Que fait-on de ces jeunes qui arrivent en fin de formation et qui ne trouvent aucun courage, aucune motivation, aucun plaisir à préparer des cours à tel point qu’ils refusent de réaliser leur dernier stage ? Qu’est-ce qu’on a raté ? N’a-t-on pas trop investi sur eux notre propre désir de les voir enseignants ? Comment se dépendre de ce vouloir titanesque ? En quoi cela les aide-t-il à poser un choix librement ? En quoi cela leur permet-il d’être sujet ?
Dans cet incident relativement fréquent, j’y vois encore la dynamique éthique : ne pas accepter la norme (qu’elle soit celle du prof dynamique ou du principe d’éducabilité) pour argent comptant mais au contraire la mettre en débat en moi-même.
Un dernier exemple pour illustrer ce mouvement incessant entre ce que je fais et ce que je crois être en faisant ce que je fais… Un dernier exemple du mouvement éthique pour une visée éthique du sujet, celle qui le situe entre continuité et rupture.
Dans l’institut de formation d’enseignants où je travaille, les étudiants de première année doivent réaliser un stage de deux fois une semaine. Ce stage décrétalement non obligatoire leur permet d’entrer dans la réalité du métier dès la première année de formation. Toutefois, le règlement des études rappelle que la présence régulière aux cours peut être un critère pour ouvrir l’accès au stage ou non.
C’est pourquoi, nous nous retrouvons dans le bureau de la directrice, avec elle-même, l’étudiante et moi, toutes trois réunies face aux absences quasi permanentes. À la question assez directe de la directrice : pourquoi ne viens-tu pas aux cours ?, Ludmilla baisse la tête, serre les dents et fond en larmes. Étant donné que par mail, elle m’en avait déjà beaucoup dit, je prends la parole pour lui éviter de devoir à nouveau expliquer son intimité. J’en reformule le contenu sans livrer les détails : elle est dans une situation personnelle très difficile, plusieurs décès de proches l’amènent vers une dépression. Ludmilla se reprend et ajoute qu’elle a été violée entre 9 et 12 ans par un voisin, grand-oncle, qu’elle ne peut pas parler de ses difficultés à ses parents et qu’elle n’a pas d’amis. Un silence lourd s’installe, nous accusons le coup, nous ne savons que dire. Elle nous dira aussi avoir des pensées suicidaires.
Face à la gravité de la situation, nous ne pouvons nous contenter d’une écoute bienveillante, nous ne pouvons nous soustraire à l’assistance à personne en danger. Nous ne pouvons pas non plus l’obliger. Nous devons respecter sa personne, sa liberté d’action… quelle est donc sa liberté d’action ? Nous lui proposons de téléphoner à l’assistante sociale de l’école pour obtenir rapidement un rendez-vous afin qu’elle puisse être accompagnée par quelqu’un. Elle accepte. Étant donné que sa première semaine de stage s’était bien passée, selon elle, nous la laisserons prester sa deuxième semaine. Cette décision prise, il me reste en tête de nombreuses questions…
Transmettre et observer les jeunes en mouvement, en réflexion peut-il être salvateur, thérapeutique ? Parfois, le travail, l’action sauve de la longue pente dépressionnaire… Oui mais, ces stages ne sont qu’une activité de formation parmi d’autres. En quoi sa participation à celle-là uniquement va lui permettre d’apprendre le métier d’enseignant ? Oui, mais ne faut-il pas qu’elle soit d’abord d’accord de vivre avant qu’elle puisse apprendre. Et ce stage ne semble-t-il pas être pour elle une bouée de sauvetage… Ces jeunes pourraient-ils être en danger à côtoyer Ludmilla huit heures sur la semaine, je ne le crois pas… Vont-ils apprendre ? Certainement, dans le curriculum caché, dans tous ces détails qui ne sont pas dans le programme. Prenons-nous des risques à ne pas respecter le règlement des études ? Ce n’est pas par hasard que je suis allée voir la directrice de section. Ne pas respecter les règles avec l’assentiment de la direction, c’est déjà se protéger et réduire les risques.
Ce qui me semble certain est que ni une, ni la réponse n’existe mais c’est bien cette réponse qui fut ! Jamais rien d’écrit préalablement, toujours un présent à écrire entre mémoire du passé et anticipation de l’avenir.