Éthique et enseignement

Alors que j’étais institutrice dans une classe de sixième, Dylan, un enfant issu d’un milieu populaire a mis à mal ma conviction de son éducabilité. Persuadée qu’il était la victime innocente d’un puissant déterminisme social, il me venait parfois une pressante volonté de le transformer !

Ces élèves de fin de primaire devaient encore « apprendre » à lire. Apprendre à la fois à mieux comprendre ce qu’on lit, mais aussi, à avoir une position particulière par rapport au livre : lire même si on n’est pas obligé, lire des histoires plus longues, arrêter sa lecture et la reprendre le lendemain, fréquenter une bibliothèque, être capable d’y trouver un roman qui correspondra à ses gouts, discuter d’un livre en allant plus loin que le « J’ai bien aimé ». Je travaillais ces attitudes en faisant lire des romans pour la jeunesse. Lire un roman dans lequel le sens se construit progressivement contribue à rendre les enfants « aptes à apprendre toute leur vie ». Je leur demandais donc de lire à la maison un quart d’heure par jour. Une fois par semaine, en classe, je consacrais deux heures du travail à discuter ensemble des parties déjà lues.
J’avais deux raisons pour demander de lire à la maison. Faire entrer le livre, la lecture, le plaisir autour du livre à la maison était une de mes priorités. L’autre, liée à l’organisation pratique du temps scolaire, était que je ne disposais plus de suffisamment de temps à consacrer aux apprentissages. En choisissant de faire lire les enfants à la maison, je « gagnais » du temps et j’introduisais le livre dans la famille… Tout était parfait !

Ça coince

Lors du travail autour d’un premier livre, Dylan n’avait rien lu à la maison. Quand j’annonçais l’activité de lecture, il prenait son livre et essayait de se faire oublier. Il était le seul de la classe dans cette situation. Le problème était bien là : Dylan n’était pas un « mauvais » lecteur et pourtant il n’avait pas lu !
J’ai donc cherché à comprendre pourquoi. Dylan m’a alors confié que son père trouvait que la lecture, ça ne servait à rien, que lui-même lisait très mal et se débrouillait très bien dans la vie. Son père ne lui interdisait pas de lire, mais chaque fois qu’il lisait, il lui demandait de ne pas rester à rien faire !
Mon intention de faire entrer le livre dans la famille de Dylan était un échec ! Il me fallait maintenant « le courage de reconnaitre mon échec, mais de n’en point désespérer pour autant[1]MEIRIEU (Ph.), Le choix d’éduquer, ESF, 1991.
 ».
J’aurais pu considérer que Dylan faisait partie de ces élèves très démunis socialement qui n’y arriveraient pas. Mais une des valeurs que je mets particulièrement en avant est le « Tous capables », une exigence éthique qui m’interdit de penser qu’un enfant ne peut apprendre. Je voulais donc que Dylan construise un rapport à la lecture et au livre, comme les autres enfants. Je voulais qu’il aille à la bibliothèque, qu’il prenne plaisir à lire le soir, je voulais qu’il puisse participer aux discussions en classe, je voulais… Il fallait donc que j’impose que Dylan lise chez lui !
Dylan n’avait pas un gout très prononcé pour la lecture, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Mais vis-à-vis de ces autres enfants, qui disposent d’un plus important capital culturel valorisé par l’école, cette imposition symbolique était bien mieux vécue, et par eux, et par moi-même ! Si pour ces enfants-là, je me demandais parfois de quel droit j’empiétais sur leur liberté, c’est dans la proximité de leur culture à celle de l’école que se résolvait cette contradiction éthique entre la volonté que l’élève apprenne et la volonté de le laisser libre. Mais il n’en allait pas de même pour Dylan. De quel droit allais-je l’obliger à renier les valeurs de son père pour s’attacher à celles de l’école ? Dans quel but ? En effet, si je niais l’attachement familial de Dylan, si j’exigeais un choix impossible entre les valeurs de son père et de l’école, il se replierait sur sa famille et il n’apprendrait pas ! Dylan était un enfant pour qui le conflit de loyauté était inévitable : s’il apprenait, s’il réussissait à l’école, il trahissait son père.
J’aurais donc dû exiger qu’il lise à la maison, et à la fois, lui permettre de ne pas lire à la maison !

Mais alors, que faire ?

Je me suis d’abord interrogée sur la légitimité de ce que j’enseignais. Dylan ne devait plus apprendre à lire : il lisait. Je voulais par contre que le livre fasse partie de son univers familial. Mais cela n’allait pas de soi ! Pourquoi voulais-je imposer cette lecture à la maison ? Était-ce vraiment pour le bien des enfants ? Ce bien n’allait-il pas leur apporter le mal, comme la situation de Dylan l’avait mis en évidence ?
Je me suis alors inspirée du chapitre « Se défaire[2]CORNET (J.) et DE SMET (N.), Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, ESF, 2013. » pour trouver différentes réponses révélatrices de la tension qui existe entre le postulat d’éducabilité et le principe de liberté. Ces possibilités mettent en avant l’un ou l’autre aspect de la solution éthique à cette tension : intervenir auprès de tout élève pour qu’il apprenne, mais accepter qu’il ne réponde pas à cette demande.
Une première réponse aurait été de ne plus demander à personne de lire à la maison. Dylan ne serait plus honteux quand il travaillerait dans un groupe et surtout, je lui permettrais ainsi de rester loyal envers son père. J’aurais alors dû réduire la taille des romans.
En diminuant la contrainte, j’aurais réduit les exigences d’apprentissage, ce qui finalement l’aurait encore plus défavorisé, lui, qui faisait déjà partie d’un public fragile. Je me situais entièrement du côté du principe de la liberté de l’Autre.
Une autre réponse aurait été de continuer, comme si de rien n’était. Puisque son père ne lui permettait pas de lire à la maison, je respecterais son attitude et j’exigerais la lecture pendant la récréation pour Dylan. J’agirais ainsi en espérant provoquer un jour son émancipation pour qu’il résiste à son déterminisme social. Je lui imposerais donc des règles. S’il les transgressait, je le sanctionnerais. Dylan vivrait fortement le conflit de loyauté.
Une troisième réponse aurait été d’adopter la même attitude qu’au point précédent, mais en lui expliquant que si son papa tenait de tels propos, c’est qu’il avait surement une bonne raison, mais que moi aussi, j’avais de bonnes raisons. Je chercherais à l’aider à rester fier de ce que son papa mettait en avant. Dylan lirait en classe, pendant la récréation. J’affirmerais ainsi un relativisme « culturel » ; la culture universelle n’existe pas. Éduquer un enfant, c’est l’élever en lui inculquant les règles et les façons de penser du groupe social dans lequel il va vivre.
J’aurais pu aussi expliquer à toute la classe qu’à l’école, la loi est la même pour tous. Lire un quart d’heure à la maison est très important. J’aurais écrit une note destinée à son père et j’aurais vérifié chaque jour que Dylan avait bien lu à la maison. J’aurais imposé ainsi une forme et un contenu « culturels » estimés supérieurs au nom de la fonction d’intégration sociale de l’école.

Faire un choix

Exception faite, et elle est de taille, qu’elle respecte la liberté de Dylan, la première solution diminue les exigences pédagogiques. Et les abandonner, dans une classe d’une école en milieu défavorisé, c’est comme si j’estimais que ces élèves n’étaient pas dignes d’apprendre. C’est ne pas leur permettre de se transformer, même si, pour Dylan, cette transformation est douloureuse.
La dernière solution à l’inverse de la première, ne tient pas assez compte du respect de la liberté. Cette solution ne respecte ni Dylan ni son père. On ne peut forcer l’adhésion aux valeurs de l’école.
J’ai donc tenté de diminuer la violence symbolique faite à Dylan sans diminuer mes exigences scolaires. J’ai adopté la troisième solution. Bien que dans celle-ci, Dylan se sente reconnu dans ce qu’il est à la maison (et est donc moins en souffrance et donc apprend mieux), elle ne permet pas d’atteindre mon objectif de faire entrer le livre dans sa famille. D’autre part, les moments de lecture prévus et choisis ensemble furent souvent perçus par Dylan comme une punition, du moins au début. Il venait parfois me demander s’il pouvait ne pas lire pendant la récréation. Je refusais pour maintenir mes exigences de lecture du roman et non pour le priver de récréation. J’essayais de lui attribuer la responsabilité de son acte (ne pas lire à la maison), mais pas dans le but de le punir ! À chaque demande, j’ai refusé en mettant mes exigences en avant.
J’ai encore pris Dylan à part pour discuter de ce qu’il voudrait faire, de ce qu’il souhaiterait, de ce qu’il serait prêt à dire à son père. Je lui ai aussi précisé que je voulais bien parler avec son père, pour le soutenir dans ses démarches. Je suis intervenue auprès de la bibliothécaire pour qu’il puisse y lire son livre. Je tentais de le responsabiliser, je l’interrogeais pour qu’il prenne conscience de ce qu’il vivait, dans le but qu’il s’émancipe, qu’il obéisse à une règle imposée par lui-même, qu’il se libère du déterminisme social dans lequel il vivait.
Petit à petit, Dylan a organisé ses moments de lecture pour pouvoir aller en récréation.
Se sentant reconnu et sentant que mes exigences ne changeraient pas, il est devenu plus responsable de l’organisation de son temps de lecture. De temps en temps, il a aussi ramené le livre à la maison.
Pour accentuer ces résultats encourageants, j’ai ajouté un point à l’ordre du jour du conseil de classe : comment faire pour lire à la maison, pour en discuter avec ses parents. Je tentais, là, de responsabiliser la classe. Au conseil, le problème était donc posé. J’ai envisagé avec les enfants les réponses possibles et leurs conséquences, en insistant sur ce que la classe pouvait et ne pouvait pas décider collectivement. Ils ont parlé de leurs difficultés à discuter des livres avec leurs parents. Pour qu’ils soient mis au courant de mes exigences en lecture, j’ai proposé d’organiser un accueil : les parents viennent travailler avec leurs enfants, pendant une demi-heure, en classe, autour de la lecture. Les enfants ont préparé les activités pour travailler, avec leurs parents, autour du livre comme nous le faisions en classe. Le papa de Dylan était là !
Ai-je trouvé la solution pédagogique qui permettra de résoudre ce problème éthique du postulat d’éducabilité et de la liberté d’autrui ? Celle qui permettra, à la fois, d’exiger et de reconnaitre beaucoup à ces enfants si « éloignés » des valeurs de l’école ? Si c’était le cas, le problème ne serait plus éthique !
« Parce que la pédagogie travaille l’humain et qu’elle est une gestion difficile de la décision[3]MEIRIEU (Ph.), Le choix d’éduquer, ESF, 1991.
 », je dois sans cesse interroger mes choix. Les interroger à travers mes connaissances pédagogiques, mes lectures, les expériences de collègues et à travers ces enfants qui résistent. Interroger mes solutions pour en inventer d’autres, encore et encore ! Et quand Dylan et son papa sont penchés, ensemble, sur la même page, il faut savoir « se retirer, sur la pointe des pieds pour laisser l’autre au bonheur de sa découverte[4] MEIRIEU (Ph.), Le choix d’éduquer, ESF, 1991.
. » 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1, 3 MEIRIEU (Ph.), Le choix d’éduquer, ESF, 1991.
2 CORNET (J.) et DE SMET (N.), Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, ESF, 2013.
4 MEIRIEU (Ph.), Le choix d’éduquer, ESF, 1991.