Être référent : pour parler de quoi ?

Pendant six mois, j’ai tenu le rôle de référent pour trois nouvelles collègues dans une école primaire. De quoi avons-nous parlé ? Qu’est-ce qui a été facile, difficile ? Pour elles et pour moi ?
C’est ce qu’abordent les quelques épisodes de cette nouvelle saga.

Le 1er septembre de cette année scolaire arrivaient dans notre école trois nouvelles enseignantes. Chacune devenait titulaire d’une classe de 1re année pri­maire. Le 1er février de la même année scolaire, je prenais ma retraite. J’avais, pendant huit ans, travaillé dans les classes de 1re et 2e années primaires.
La directrice me proposa, le temps de notre présence commune à l’école (entre le 1er septembre et le 1er février) d’être leur référent. J’ai accepté et toutes les quatre, nous nous sommes embarquées, sans le savoir, dans ce que le décret Mission définit comme un dispositif d’accueil des nouveaux enseignants[1]Inséré dans le décret « Missions » (D. 04-02-2016), Chapitre VIIbis — Article 73bis..

La légitimité du référent

Il a d’abord fallu me faire reconnaitre légitime, dans ce rôle particulier que je prenais au sein de mon propre établissement. Alors enseignante en 3e année primaire, je participais aux concertations de cycle des 3e et 4e années primaires et en plus à celles des 1res et 2es. Mes collègues de ces deux années auraient pu se sentir mal considérées puisque je venais me mêler du travail de collègues qui faisaient partie de leur cycle, sans plus en faire partie moi-même, ce qui était une première dans l’organisation de l’école. La directrice nous a donc réunies, pour que nous discutions de nos rôles respectifs dans l’accompagnement de nos nouvelles collègues. Il a été décidé que les concertations du cycle ne devaient en rien être modifiées, que je transmettrais et questionnerais les raisons des différents choix de l’école, tant dans les domaines pédagogique et didactique que dans celui, plus pratique, de l’organisation des évènements tout au long d’une année scolaire. Je répondrais aussi aux questions posées par ces nouvelles collègues.
Nous avons donc décidé de nous rencontrer chaque semaine, pendant une heure, sur le temps de midi et une semaine sur deux, pendant deux heures, après 16 heures. L’heure de midi devait plutôt être consacrée aux questions de mes nouvelles collègues et les heures après 16 heures devaient me permettre d’aborder l’un ou l’autre sujet que je pensais intéressant.

La progression des apprentissages

Pour répondre à une forte demande de leur part, nous avons commencé par discuter de la progression des premiers apprentissages, en français et en mathématiques. Apprendre à lire : comment ? en commençant par quelles lettres ? quels phonèmes ? Apprendre les nombres : comment, jusque combien ? Toutes les trois étaient bien démunies devant cette question de la progression des apprentissages. J’ai vite compris leur anxiété, en me souvenant de la mienne, encore présente en ce début d’année en 3e primaire, quand il m’a fallu décider comment j’allais aborder l’étude de la langue avec ces élèves de huit ans ! Mais devoir répondre à leurs questions m’a obligée à m’interroger sur la notion de progression. Chaque enseignant doit faire des choix, en équipe, pour répartir des contenus selon les niveaux d’un cycle, et de manière plus solitaire, dans sa classe, pour définir un cheminement, des niveaux de traitement des tâches au cours d’une année ou d’un trimestre. Penser une progression, c’est à la fois analyser ce qu’on va enseigner et y mettre des priorités, et appréhender les difficultés que vont rencontrer les élèves en fonction de leur âge.

Avec un ou plusieurs manuels

En lecture, après avoir appris à lire à nos élèves avec la méthode globale, nous avons évolué vers une méthode mixte que chaque enseignant bricolait à sa sauce… Nous avons d’abord été débordées par l’ampleur du travail de préparation de matériel puis, justement, par ces questions de progression. Nous avons alors décidé d’utiliser les manuels de la collection Ribambelle. Expliquer à mes nouvelles collègues la progression en lecture consistait à mettre en évidence les choix réalisés par les concepteurs de ces manuels.
Par contre, en mathématique, alors que nous utilisions uniquement les livres Ermel nous avons pris connaissance des travaux de Rémi Brissiaud qui questionnaient l’approche prise par l’équipe Ermel, essentiellement pour construire la notion de quantité. Nous en avons tenu compte et nous utilisons aujourd’hui à la fois Ermel ainsi que le livre Je dénombre de Marylène Bolle et Joseph Stordeur. Comment utiliser ces deux manuels ? Quelles activités choisir, à quel moment les proposer aux élèves, dans quel ordre… rien de tout cela n’est écrit ni argumenté. J’ai donc fait part de mes choix personnels, de mes observations dans mes classes de 1re année, et de mes doutes aussi.

Se sentir dépossédée

J’ai cru qu’il allait être plus simple, pour mes trois nouvelles collègues, de suivre le manuel en lecture que de combiner les activités de mathématiques proposées dans différents manuels. Mais elles sont revenues vers moi avec deux autres aspects liés à la notion de progression.
Suivre un manuel, jour après jour, est sans doute confortable, pour autant qu’on l’ait choisi. Ce qui n’était pas leur cas ! C’est alors un peu comme si quelqu’un d’autre avait pensé la leçon à leur place, la donnait à leur place, puis, quittait la classe et les laissait avec les problèmes des enfants en difficultés. Concevoir et gérer une progression implique de l’anticipation (et je pense avoir pu répondre à leur demande sur ce point), mais il est aussi nécessaire de l’ajuster en fonction de l’analyse de ce que font les élèves, de ce qu’ils apprennent ou n’apprennent pas. Il faut s’accommoder des imprévus, des réactions des élèves et de multiples autres contraintes qui ne relèvent pas du plan cognitif. Sans se sentir responsable du choix de la progression, on est vite tenté de reporter les difficultés que l’on observe en classe sur le choix fait dans le manuel. Une de mes nouvelles collègues a demandé à s’écarter du manuel Ribambelle, ce qui m’a obligée à essayer d’expliciter les orientations de ce manuel et la progression choisie, tout en insistant sur l’autorisation qu’elle devait se donner de faire autrement, tout en gardant une méthode mixte et en étant capable d’argumenter ses choix.

Ne pas être en retard !

L’autre aspect aborde les seuils atteints par les élèves à différents moments de l’année. Je me suis souvent, pour ma part, sentie mal à l’aise pour répondre à des questions du style : « T’en es où ? T’as vu quoi ? La production d’écrit, tu l’as déjà faite ? » Peu importe où j’en suis, ce que j’ai vu ou fait ! C’est où en sont les élèves qui m’importe ! Chaque année, quand j’étais dans le cycle 1re/2e, chacune de mes collègues avançait bien plus rapidement que moi ! Pourtant, à la fin des deux premières années primaires, mes élèves n’étaient pas plus mauvais lecteurs que ceux des autres classes ! Mes nouvelles collègues ont comparé où elles en étaient, ce qu’elles avaient vu ou fait avec l’état d’avancement de leurs collègues de cycle précisé dans leurs journaux de classe des années précédentes ! Je ne suis pas certaine de leur avoir apporté une aide efficace à ce sujet. Quand on débute dans la profession, jusqu’à quel point peut-on s’écarter d’une progression établie par un manuel ou par le travail d’une autre collègue, tout en restant confiant dans les compétences en lecture qu’auront acquises tous les élèves de notre classe ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Inséré dans le décret « Missions » (D. 04-02-2016), Chapitre VIIbis — Article 73bis.