Des amis m’ont demandé si je connaissais un bon électricien. J’ai tout de suite donné le nom d’Electro Service qui était venu faire des travaux chez moi. Je l’ai recommandé en disant qu’il était très compétent. « Ah oui, pourquoi ? », m’ont-ils demandé. Au fait, oui, pourquoi ?
Parce qu’il a effectué rapidement et proprement ce que je lui avais demandé ! Il a bien compris qu’il fallait remplacer l’ancienne installation, installer de nouvelles prises, tirer de nouvelles lignes et renforcer le compteur.
En m’écoutant exposer mes souhaits, il a su traduire en langage d’électricien ma demande de profane. Il a bien cerné le problème et ce qu’il fallait réaliser pour le résoudre. Un électricien efficace, c’est donc quelqu’un qui peut comprendre quel est le problème à résoudre, qui peut le rapprocher de schémas issus de son expérience antérieure, et qui connait, bien sûr, les procédures qu’il faut mobiliser pour résoudre cette difficulté. Il est en quelque sorte capable de relier une situation particulière à un modèle plus général. En pédagogie, on appelle cela « pouvoir problématiser ».
« Savoir ce qu’il faut faire est une chose. Pouvoir le faire en est une autre. »
Je me souviens d’un petit incident. Son apprenti était au travail. Le patron arrive et lui dit : « Arrête Kémal. Qu’est-ce que tu fais là ? » « Mais patron, répond le jeune, je fais la même chose que chez l’autre client. » « Enfin, reprend le patron, réfléchis un peu… » Il ne suffit pas de connaitre des procédures pour être un bon professionnel. Il faut encore choisir les bonnes et les adapter à la situation particulière du travail.
Savoir ce qu’il faut faire est une chose. Pouvoir le faire en est une autre. Il faut maitriser des tours de main qui ne sont pas spontanés. J’ai pu le vérifier en observant la dextérité du patron et de son ouvrier expérimenté face à la relative maladresse de l’apprenti. C’est grâce à cette habileté que le travail a pu être réalisé proprement. Être un travailleur compétent, c’est donc aussi maitriser les savoir-faire manuels exigés par l’exécution des tâches.
Outre des habiletés manuelles, il faut encore des qualités pour les mettre en application. Travailler proprement c’est aussi travailler avec soin, méthode et concentration. Ces attitudes, qui font partie intégrante du métier, ne sont pas spontanées.
De façon générale, un vrai professionnel peut problématiser une situation. Il dispose d’une réserve de procédures de résolution de problème qui ont fait leurs preuves, il maitrise des tours de main spécifiques, il analyse les différentes tâches à réaliser et il adapte son savoir-faire intellectuel et manuel à la situation, en adoptant les postures psychologiques que l’exercice du métier exige.
Autrement dit, la compétence professionnelle requiert des connaissances (de procédures, de notions, de normes de résistance de matériaux, etc.), des habiletés manuelles, des capacités intellectuelles (analyser, déduire, faire des hypothèses) et des attitudes (manières stabilisées de se comporter émotionnellement). Soit un ensemble de compétences partielles, mais qui sont intégrées et articulées entre elles, qui sont mobilisées de concert dans la réalisation d’une tâche d’une certaine complexité. Pouvoir combiner efficacement ces compétences partielles est-elle aussi une compétence partielle indispensable à la maitrise professionnelle ? Tout cela, les ergonomes et les sociologues du travail l’appellent « le savoir de l’action ».
Mon électricien est un vrai pro parce que, non seulement il peut réaliser toutes les tâches requises par le métier d’électricien, mais il peut aussi expliquer, à son apprenti par exemple, les compétences partielles qu’il mobilise à différentes étapes du travail. Il peut le faire et il peut dire comment et pourquoi il le fait ! En didactique, on appelle cela de la « métacognition ».
Il est très fort mon électricien, car il ne s’est pas contenté de l’installation électrique. Apprenant que je devais moderniser mon installation de chauffage central, il s’est proposé de le faire. Et je l’ai cru capable de le réaliser même s’il n’était pas chauffagiste. Il a aussi effectué un travail impeccable, mais moins rapide. À plusieurs reprises, il a dû consulter des manuels entre autres pour connaitre les gabarits des radiateurs en fonction des volumes des pièces. Il a dû téléphoner à un confrère chauffagiste pour régler la nouvelle chaudière. Au final, cependant, une installation parfaite.
Un professionnel qui peut formaliser, « modéliser » son métier peut donc aussi transférer ses compétences dans de nouveaux domaines. Pour cela, il doit pouvoir identifier dans la nouvelle situation des analogies avec des caractéristiques de son métier de base. Il peut dès lors faire l’hypothèse que les compétences acquises dans un domaine peuvent être transposées, moyennant adaptation, à un autre domaine. Il doit aussi pouvoir se documenter sur les spécificités de la nouvelle situation.
Pour être un bon électricien, pas besoin d’être aussi chauffagiste, mais cette capacité de transfert est une compétence supplémentaire à la maitrise d’un métier. Son apprentissage, quand il est possible, est un plus qui se révèle utile, par exemple pour faciliter les changements professionnels que tout débutant actuel dans le métier connaitra nécessairement au cours de sa carrière.
Si on transfère à un autre métier, par exemple celui de secrétaire, on retrouve le même type de compétences partielles : des connaissances (celles des documents utilisés, de la nature des activités de l’entreprise, des menus des logiciels utilisés, des procédures bureautiques, des règles de politesse pour les communications téléphoniques…) ; des habiletés (manipulation du clavier, des machines bureautiques…), des capacités cognitives (compréhension du sens de la tâche, déduction pour repérer les erreurs, trouver et remplir les données manquantes…), des attitudes (méthode, précision, calme, maitrise émotionnelle…)
Ces conclusions peuvent être considérées comme une grille pour définir le programme d’une formation professionnelle. À partir des tâches caractérisant un métier donné, quel est le savoir de l’action requis pour les réussir ? Avec quelles habiletés se combine-t-il ? Comment tout cela est-il intégré et mobilisé dans un processus de production ? Seul ce travail d’identification permet de définir un contenu réaliste de la préparation à un métier donné.
Le point de départ des programmes de formation professionnelle est le profil de qualification. Mais connaitre le type de tâches qu’il faut pouvoir réaliser dans tel ou tel métier, ne dit encore rien des « compétences » partielles qu’il faut maitriser pour les réaliser avec succès. Ces compétences ne s’expriment pas en opérations à effectuer. Or, les profils de formation dont nous disposons, découlant des profils de qualification et constituant l’inspiration directe des programmes, ne font que décliner les tâches en objectifs intermédiaires d’action plus limités. Le contenu tel que nous l’avons explicité ci-dessus n’est à proprement parler pas défini.
Prenons l’exemple du conducteur de machines-outils d’usinage des métaux à commande numérique. Que doit-il faire pour usiner sa pièce ? Il doit monter et régler les outils de coupe, le positionnement et le maintien de la pièce et préciser les paramètres d’usinage (vitesse, avance, passe, lubrification…). Il doit encore mettre l’outil en service par programmation, d’abord pour tester une présérie, puis pour la production en série, et surveiller le déroulement de l’usinage. Il doit identifier les dysfonctionnements des équipements et appliquer les mesures correctives. Enfin, il doit contrôler les pièces produites. On peut encore détailler toutes ces opérations en tâches plus précises. Très bien. Mais de quoi doit-il être capable pour réaliser ces différentes tâches ? Sans réponse à cette question, pas de programme de formation possible.
Il faut donc procéder à une induction hypothétique sur les « aptitudes » requises pour exécuter ces tâches. On découvre ainsi que l’opérateur doit pouvoir identifier, en mobilisant des procédures connues, les phases d’usinage selon les cotes de réglages ; pouvoir lire un plan ; connaitre les langages de programmation utilisés par la machine, leur logique structurelle, la manière concrète de les mobiliser. Il doit aussi disposer d’une bonne représentation dans l’espace et d’une capacité d’anticipation pour imaginer l’état de la pièce aux différents stades d’avancement de l’usinage, pour programmer la machine de manière adéquate. Il/elle doit encore mobiliser les règles de sécurité et pour cela, non seulement les connaitre, mais être au clair sur ses propres représentations du risque et sur son tempérament. Il doit aussi être très rigoureux et méthodique, et faire preuve de vigilance. Enfin, il doit être capable d’intégrer toutes ces compétences partielles dans une activité autonome et continue.
À partir de cette interrogation sur les « conditions humaines » requises pour pouvoir réaliser un travail, on voit apparaitre des unités d’apprentissage qui portent moins sur l’exécution de telle ou telle petite tâche particulière que sur des aptitudes plus générales qui trouvent à s’appliquer à telle ou telle situation de la fabrication. Grâce à ces unités d’apprentissage, une stratégie de formation est donc plus facilement organisable. Elle peut se permettre un détour par des démarches pédagogiques plus générales, non immédiatement centrées sur une sous-tâche particulière, afin de développer des dispositions pouvant se mobiliser dans une variété de cas particuliers, tout en gardant en vue que le but de toutes ces acquisitions est de pouvoir agir concrètement.
Mal identifié, le contenu de la formation professionnelle à l’école se poursuit de deux façons. De manière empirique d’abord, par la pratique des exercices en rapport avec l’activité de travail. À travers l’entrainement à des tâches constituant une dimension du métier, l’élève acquiert surtout des savoir-faire manuels et quelques procédures d’exécution de base. Cependant, il ne peut apprendre à problématiser, à intégrer les différentes compétences partielles, à s’adapter à des environnements différents, etc. qu’en situation de travail réel, ce que l’école ne peut lui assurer.
Quant aux connaissances, elles sont enseignées dans des cours « théoriques », donc déconnectées de leur usage dans le travail. De plus, elles sont enseignées à partir du corpus théorique d’une discipline. Or, le savoir opérationnel est fragmentaire, hétérogène, local, directement relié à un usage professionnel. Il doit donc se découvrir dans l’activité de production et doit ensuite être formalisé dans un centre de formation.
Où et comment le jeune va-t-il appendre à réfléchir, à se documenter, à comprendre la réalité du travail, etc. À travers les cours généraux ? Mais si on ne lui apprend pas à transférer ces compétences particulières, il est fort probable qu’il ne les utilisera pas dans l’exercice de son métier.
La formation professionnelle doit être basée sur une activité de production réelle, ce qui exige une pratique de l’alternance intensive ou une entreprise d’entrainement pédagogique. À partir de ce vécu, des formations systématiques doivent être prodiguées, formalisant les découvertes expérientielles et apportant les compétences que l’activité de production ne peut enseigner. Le savoir de l’action ainsi appris pourra alors mener à l’acquisition d’une véritable et pleine compétence professionnelle[1]Pour approfondir, lire : F. Tilman, Pour une formation professionnelle émancipatrice, Le Grain, 2011.
http://www.legrainasbl.org/images/PDF/pour_une_formation_professionnelle_emancipatrice.pdf
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Notes de bas de page
↑1 | Pour approfondir, lire : F. Tilman, Pour une formation professionnelle émancipatrice, Le Grain, 2011. http://www.legrainasbl.org/images/PDF/pour_une_formation_professionnelle_emancipatrice.pdf |
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