Si on change radicalement de manière de travailler dans une école en perdition, est-il possible de recréer un lieu où apprendre est un devoir, un plaisir et où le collectif est porteur pour les élèves et les enseignants ?
Une équipe de chercheurs à Lille s’est penchée sur une histoire peu commune : une école à la population très défavorisée vivait mal et se vidait, au vu des faibles résultats et de la violence qui y régnaient. Un inspecteur décide d’aller contre la fatalité, contacte la régionale FREINET de la région et met sur pied une équipe d’instituteurs volontaires. L’évaluation de cette nouvelle école FREINET a duré cinq ans[1]Voir principalement sur cette recherche : Y. REUTER (ed.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, paru chez l’Harmattan en 2007. Dans un … Continue reading. Yves REUTER raconte ici le minutieux travail d’observation et d’analyse de son équipe.
« Les pratiques mises en place étaient l’œuvre des enseignants, nous étions là pour décrire ce qu’ils faisaient. Nous occupions ainsi une position non collaborative, notamment pour éviter d’influencer ces pratiques.
Quelques principes ont servi de guide à l’évaluation. Tout d’abord, nous nous sommes servis des évaluations institutionnelles. Même si on n’est pas toujours d’accord avec la manière dont elles sont construites, cet instrument existe et il faut le prendre en compte.
Ensuite, une évaluation sérieuse a besoin de temps. Nous avons travaillé sur cinq ans, ce qui a permis de repérer les évolutions, ce qui bougeait, stagnait, ou régressait, et à quel rythme. Ce problème du temps est fondamental et souvent, on s’y intéresse trop peu.
Contrairement à beaucoup d’évaluations centrées sur un seul aspect, nous avons décidé d’évaluer des dimensions très diversifiées : les incivilités, les apprentissages, le rapport au travail et aux apprentissages des élèves, le climat de travail… Nous avons observé ce qui se passait chez les enseignants, dans les autres écoles de l’environnement, chez les parents… Une comparaison a été établie avec des écoles de milieu socioculturel équivalent, mais qui fonctionnaient avec d’autres pédagogies, classiques ou alternatives, et des écoles avec un public plus favorisé, pour voir si la pédagogie Freinet permettait de réduire certains écarts.
Nous avons aussi œuvré avec des procédures méthodologiques très diversifiées. Nous avons travaillé avec des tests, nos propres outils d’évaluation, et sollicité des productions particulières auprès des élèves. Nous avons aussi regardé les productions « ordinaires » effectuées dans les classes. Nous avons fait remplir des questionnaires et réalisé des entretiens avec les parents, les enseignants, les élèves… Ces entretiens nous ont permis de mieux comprendre le sens de phénomènes que nous risquions autrement de mal interpréter.
Voici deux exemples. Au bout de quelques années, les élèves estimaient qu’il y avait plus d’incivilités dans l’école qu’au début de l’expérience. Grâce aux entretiens, on s’est s’aperçu que ce sentiment-là n’était pas lié à l’augmentation du nombre réel d’incivilités, mais bien à la transformation des représentations sur les violences. Les pratiques avaient réussi à faire bouger des choses dans la tête des élèves qui avaient une moindre tolérance à l’égard des violences. Un autre exemple concerne les productions écrites. Dans certains cas, nous avions l’impression que les élèves de l’école FREINET respectaient moins les consignes d’écriture. En réalité, ils étaient très attentifs aux consignes, mais trouvaient dans celles-ci des demandes contradictoires. Ils se livraient donc à des calculs savants pour savoir ce qu’ils allaient privilégier. Lorsqu’ils devaient décrire une soirée qui les avait particulièrement marqués, certains étaient ennuyés parce qu’ils voyaient bien que l’enjeu était de raconter quelque chose qui les avait marqués, mais ils ne l’avaient pas forcément vécu en soirée…
Pour évaluer les apprentissages, nous avions classiquement besoin de données « avant-après » pour déterminer ce qui évoluait, et de points de comparaison pour déterminer, dans les évolutions, ce qui était commun avec des élèves soumis à d’autres pédagogies ou ce qui était spécifique à cette école.
Ensuite, nous avons ciblé des points-clés dans chaque discipline, en nous appuyant sur les recherches disponibles en la matière. Il est très complexe de comprendre ce qui améliore les apprentissages et il faudrait travailler sur une plus longue durée encore pour déterminer ce qui reste fixé. Mais un des intérêts principaux de la pédagogie FREINET est de diversifier les voies d’apprentissage des élèves et de les rendre beaucoup plus attentifs aux apports du monde extrascolaire.
Nous voulions évaluer un système dans son ensemble. Chaque maitre habite la pédagogie FREINET à sa manière, mais notre objet d’étude était toute une équipe au travail, dans le même sens : une école qui travaille véritablement de manière solide, claire, structurée autour d’une pédagogie alternative est en fait très rare !
Nous avons donc pris beaucoup de temps pour décrire la manière dont ces maitres fonctionnaient. Nous étions une dizaine de chercheurs, nous avons passé de longs moments dans l’école et nous avons mis régulièrement nos observations en commun. L’une d’entre nous est même restée plusieurs semaines complètes pour effectuer des observations dans l’école. Cela nous a permis de décrire très précisément ce que les maitres faisaient dans leur classe, leurs attitudes, les interactions avec les enfants…
Cette évaluation révèle avant tout que c’est le fonctionnement systématique et la cohérence de l’équipe qui donnent de la puissance à ce modèle pédagogique, plus que telle ou telle dimension prise isolément.
Certains éléments fondamentaux peuvent cependant être listés. En premier lieu, l’école est centrée sur les apprentissages : on est à l’école pour apprendre, il n’y a aucun doute là-dessus. Quand il y a sanction, c’est parce qu’il y a perturbation du travail. Et les maitres font tout pour que les élèves apprennent : partir de leurs questions, de ce qui fait sens et intérêt pour eux, étayer leurs démarches de recherche, les engager dans un processus de production et faire fond sur leur désir de comprendre, de savoir… Le tout dans un climat de sécurité, grâce au principe de coopération, à la solidarité, au droit à l’erreur et au tâtonnement.
Ensuite, l’école est un univers en partie construit par les élèves. Il y a certes les lois qui s’imposent à tous, mais les élèves participent à la construction des règles de l’école, celles-ci sont discutées lors des conseils, expérimentées, modifiées… Les élèves vivent dans un monde où ils ont un exercice, ici et maintenant, de la démocratie, où chacun, maitre ou élève, a une responsabilité et un devoir de respect. La loi n’est plus uniquement un objet opaque, imposé par la répression.
Un autre principe est de plus associer les parents. Ceux-ci sont invités régulièrement à rencontrer les maitres, à voir les productions de leurs enfants, à animer des ateliers du soir. De nombreux moyens sont inventés pour réduire le fossé entre l’école et les parents des milieux populaires, les sécuriser face à l’univers scolaire et les reconnaitre en tant que membres de la communauté scolaire.
Il y a aussi l’extrême attention portée à chaque enfant. Les maitres de cette école savent très précisément comment évolue chacun, où il en est, où il bloque, ce qui l’a aidé… Dans d’autres écoles, les discours sont beaucoup plus généraux sur les élèves, et l’accent est souvent porté sur les difficultés sociales ou familiales. Une des forces des enseignants FREINET est qu’ils travaillent sans se demander ce qui devrait changer dans le milieu des enfants, mais qu’ils savent que leur pouvoir d’action se joue dans l’école. C’est par là que, peut-être, des choses pourront changer dans la vie extrascolaire des élèves…
Il y a encore le respect de l’élève en tant qu’enfant. Il faut veiller à l’articulation de ses vies extrascolaire et scolaire, mais aussi respecter ses besoins. Dans cette école, on ne rajoute pas de la violence vis-à-vis des enfants, auxquels la vie a déjà trop souvent fait violence. Les maitres fonctionnent avec les portes ouvertes, les élèves se déplacent, parlent entre eux, vont boire… et on n’entend pas de bruit de l’extérieur. Cela amène à réfléchir.
Même s’ils ont reçu un bon accueil dans le monde de la recherche, je crois que les résultats de notre travail n’ont rien changé au niveau institutionnel. En France, l’Éducation nationale doit laisser dormir dans ses placards des centaines de rapports intéressants ! On peut cependant espérer des effets de halo, qui font que certains acteurs, à certains endroits de l’institution, sont rendus attentifs.
Pour l’école elle-même, les résultats de notre étude offrent une sorte de garantie, même fragile, que l’expérience puisse continuer, au cas où l’inspecteur changerait et la conjoncture se modifierait. C’est aussi une garantie pour les parents d’élèves et un renforcement des maitres dans leurs convictions. Ceux-ci sont devenus des références dans le mouvement FREINET et ont une meilleure vision des points forts ou plus faibles de leur action. Par ailleurs, nous avons contribué à une valorisation de ce travail remarquable et extrêmement difficile, bien trop peu mis sur le devant de la scène.
On nous pose souvent la question de la transférabilité de l’expérience vers d’autres écoles. La réponse est complexe. D’un côté, il n’est pas forcément souhaitable de transférer massivement. Il existe d’autres pédagogies qui ont aussi des effets intéressants. Des maitres plus classiques, mais qui sont sérieux et respectent les élèves, peuvent obtenir de très bons résultats. Par ailleurs, nous sommes très méfiants à l’égard de l’uniformisation des pratiques : chaque fois qu’on a voulu uniformiser, généraliser, cela n’a pas marché parce que les enseignants n’étaient pas suffisamment formés. Il faut que les gens viennent par eux-mêmes vers ces modèles pédagogiques et soient un minimum convaincus, sinon cela ne marche pas. J’ai pu écrire que l’investissement de ces instituteurs reflétait presque plus un choix de vie qu’un choix professionnel. Tout le monde n’est pas prêt à s’investir autant, ce qui est légitime.
Quant à la transposition de certaines composantes, il faut voir au cas par cas. Certaines composantes transférées telles quelles fonctionnent mal parce qu’elles sont exilées de leur système global et se vident de leur sens. Je pense, par exemple, aux conseils ou aux textes libres, qui deviennent parfois tout à fait artificiels. Dans d’autres cas, en revanche, le fait de s’approprier une technique, un dispositif ou une dimension, permet de faire évoluer les choses et peut mettre des enseignants en mouvement. Il faudrait aller partout dans le sens des principes évoqués précédemment : se centrer sur les apprentissages, accepter que c’est l’élève qui apprend et lui seul, respecter chaque enfant dans son évolution, assoir la solidarité, établir une cohérence d’équipe… On se rend compte qu’en France, il y a un immense gâchis : à milieu et moyens égaux, ces gens-là sont capables d’obtenir des résultats là où on dit d’habitude que l’échec est inéluctable. Cela devrait faire réfléchir l’institution.
Je voudrais encore rendre hommage aux maitres de cette école. Il leur a fallu du courage pour tenir dans l’insécurité. Pendant presque deux ans, nous ne leur avons pas donné de résultats et ils ont dû supporter des chercheurs silencieux qui analysaient ce qu’ils faisaient, regardaient leurs élèves, observaient dans leurs classes. Ce n’est que plus tard qu’ils ont eu un retour : nous avons pu leur renvoyer ce qu’ils faisaient sous une autre forme, avec une autre manière de dire, attirer leur attention sur des points auxquels ils ne songeaient pas particulièrement, comme par exemple le nombre de cahiers et de classeurs qu’ils utilisaient ou le vocabulaire dont ils se servaient…
Pour terminer, je désire souligner des résultats interrogeants : des élèves en grande souffrance à l’extérieur, des élèves qui sont en difficulté à l’école et qui mettent l’école en difficulté, semblent mieux vivre dans cette école FREINET et même reprendre du pouvoir sur leur vie. Une telle pédagogie aurait des effets en dehors de l’école et toucherait l’intégralité de la vie des sujets. Là où nombre de discours disent : « Il faut réparer les enfants pour qu’ils puissent devenir élèves », on peut avancer que certaines pédagogies réparent les élèves et leur permettent d’être des enfants. »
Notes de bas de page
↑1 | Voir principalement sur cette recherche : Y. REUTER (ed.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, paru chez l’Harmattan en 2007. Dans un autre domaine, voir aussi Le dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, de Boeck, 2007. |
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