Fonctionnaires, du balai. Adieu les vieilles bureaucraties étatiques. Le New Public Managment va rendre enfin tous les services publics accountables[1]Pour être pris
au sérieux, faut le dire en anglais.. Vive l’excellence et la qualité totale.
En FWB, deux logiques politiquement contradictoires orientent le pilotage de l’enseignement : celle de l’équité (de gauche) et celle de l’excellence, au sens de l’accountability (de droite). Commençons par celle-ci. Petit détour facile.
Jeunes lecteurs, demandez à vos grands-parents, étaient-ils plus ou moins satisfaits des services de la poste, des chemins de fer, du téléphone, de la TV…, avant que la privatisation et la Gestion des Ressources Humaines (GRH) moderne ne s’en mêlent. Mais voilà, un facteur, c’est fait pour distribuer du courrier. On peut donc évaluer l’utilité marginale de son salaire au nombre de plis supplémentaires distribués. Et, comme on ne peut pas faire confiance à un facteur (Demandez aux Chtis !) pour organiser sa tournée dans ce sens, on lui a imposé Géoroute[2] Logiciel de gestion des tournées de distribution du courrier
, double gestion des ressources : prescriptions sur la méthode et évaluation des résultats.
On est loin de notre bon Déodat[3] Le sympathique facteur de « La Jument Verte » de M. Aymé. qui terminait toujours sa tournée longue de 30 km même s’il n’avait pas de courrier à distribuer, ce qui était fréquent. Cela permettait à tous de connaitre l’heure en fonction de son passage (Un bon facteur marche toujours du même pas), d’échanger des nouvelles, de dire du mal des voisins, de se rassurer sur la permanence sociale et même, le cas échéant, de sauver la vertu d’une fille (Un bon facteur passe toujours au bon moment). Le facteur était une institution. Nul n’aurait songé à évaluer son travail en fonction du nombre de lettres distribuées, l’essentiel de sa noble fonction d’Agent Public étant ailleurs. Mais Géoroute n’a que faire de la vertu des filles…
Notre bon Déodat s’identifiait totalement à sa fonction, son « implication subjective5 » dans sa mission était totale et le moteur de cette implication était la « reconnaissance sociale[4]Concepts travaillés par C. Dejours, « L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation », Sciences en questions, INRA éditions, 2003.
». Une double reconnaissance que lui apportaient quotidiennement les usagers, la reconnaissance de son « utilité sociale5 » (Ah, Déodat, vous êtes un bien bon facteur !) et la reconnaissance de la beauté5 de son travail (Ah, Déodat, quelle belle allure, vous marchez d’un beau pas !). Déodat, facteur, informateur, agent de proximité et assistant social organisait sa tournée lui-même, ayant à cœur de passer toujours par les mêmes chemins, à la même heure quelle que soit la météo, de saluer chacun qu’il y ait du courrier ou non, d’arriver toujours au bon moment. Son travail était d’une qualité incommensurable et c’est d’ailleurs, ce qu’on lui reproche à cette qualité, de ne pouvoir être mesurée…
Que Déodat me pardonne, mais géorouter l’enseignement est plus complexe que géorouter les tournées : c’est pourtant ce qui est en train de se passer. Deux logiques de pilotage donc, au sein d’un système donné.
1re logique (locale et de gauche) : PISA a corrélé en FWB le renforcement des inégalités entre élèves selon leur origine sociale avec de fortes inégalités entre établissements. Depuis 20 ans, le pilotage tente donc désespérément de réduire ces inégalités entre établissements : décret inscriptions, inspection, évaluations externes, renforcement des prescrits (référentiels, programmes, CPUAA) et de leur contrôle, afin qu’on fasse de plus en plus la même chose dans tous les établissements.
2e logique (internationale et libérale). Comme Déodat est un véritable scandale économique, un gaspillage d’argent éhonté (demandez à Robert Deschamps !), il s’agit d’évaluer le rapport couts (salaire de Déodat)/résultats (le nombre de lettres distribuées), d’exiger des résultats mesurables attestant du meilleur usage de deniers publics estimés toujours trop importants (l’accountability). Il s’agit donc de prescrire règlementairement les manières de faire pour obtenir les résultats mesurables les plus élevés possible.
3e logique : celle du système scolaire. Les deux logiques de pilotage, toutes deux du type « régulation publique centralisée » se heurtent de plein fouet à la logique du système scolaire en place pour lequel la Constitution a garanti un fonctionnement du type « régulation décentralisée par le marché ». Les acteurs institutionnels dominants (3 fédérations de PO, 2 syndicats d’enseignants, 2 fédérations d’associations de parents), les établissements et les parents, individuellement, utilisent et détournent, chacun stratégiquement, les prescriptions centralisées (inscriptions, référentiels, épreuves externes…) dans le sens de leurs intérêts en fonction de leur position dans le marché et, collectivement, instrumentalisent les enseignants pour cela.
Dès lors, ce que dit Yves Dutercq[5]Y. Dutercq, « Le développement des politiques d’accountability et leur instrumentation dans le domaine de l’éducation », Éducation comparée, Vol 11, 2014.
à propos des systèmes scolaires en général est doublement vrai pour la FWB : « On peut considérer que le régime postbureaucratique ajoute en fait les affres du pseudolibéralisme aux défauts du dirigisme étatique. »
Le Géoroute scolaire impose tous les circuits (référentiels, programmes, inspections), interdisant toute adaptation en fonction des aléas de la route, évalue les résultats visibles et mesurables aux dépens des découvertes magnifiques qu’on aurait pu faire en se trompant de chemin et, enfin, perversion suprême, met les facteurs scolaires en compétition sur ces résultats visibles et mesurables. La meilleure façon de s’en sortir, c’est encore de jeter en cachette la moitié des lettres à la poubelle…
Christophe Dejours[6] Sélection d’extraits de C. Dejours, spécialiste de l’analyse du travail. rappelle, en parlant du travail en général, que « La caractéristique majeure du “travailler” c’est que, même si le travail est bien conçu, si l’organisation du travail est rigoureuse, si les consignes et les productions sont claires, il est impossible d’atteindre la qualité en respectant scrupuleusement les prescriptions. »
« En effet, les situations de travail ordinaire sont grevées d’évènements inattendus, de pannes, d’incidents, d’anomalies de fonctionnement, d’incohérences organisationnelles, d’imprévus provenant aussi bien de la matière, des outils et des machines, que des autres travailleurs, des collègues, de l’équipe, de la hiérarchie, des clients-mêmes. De fait, apparait toujours un décalage entre le prescrit et la réalité de la situation. »
« Travailler, c’est combler l’écart entre le prescrit et l’effectif. Or, ce qu’il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l’avance. Le chemin à parcourir entre le prescrit et le réel doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. »
« Comment donc se fait connaitre au sujet qui travaille, cet écart irréductible entre la réalité d’un côté, et les prévisions, les prescriptions et les procédures de l’autre. Le réel se fait connaitre au sujet par sa résistance, par la mise en échec de la maitrise. Travailler, c’est échouer. Le monde réel résiste. Et là se trouve l’essence même du travail. Le réel se fait connaitre au sujet par un effet de surprise désagréable, c’est-à-dire sur un mode affectif. C’est toujours affectivement que le réel du monde se révèle au sujet. »
« Travailler suppose donc, d’en passer par des chemins qui s’écartent des prescriptions. Comme ces prescriptions ont en général, pas toujours, mais presque, un caractère normatif, bien travailler, c’est toujours faire des infractions. Et si l’organisation tout entière campe sur des positions règlementaires au nom de la sécurité, de la qualité ou de la sureté, on exercera sur ceux qui travaillent une surveillance tatillonne. »
« L’intelligence au travail est elle-même guidée par une intimité entre le corps et l’objet de travail, la matière, l’outil ou l’objet technique. Cette habileté du corps s’oppose en tous points à ce qu’on pense être une exécution réglée des consignes de sécurité et de qualité. Cette activité du corps, subjective, a été nommée “activité subjectivante”. Cette connaissance intime du travail est très difficile à symboliser, donc à mettre en mots. La connaissance du travail et du métier est connaissance par corps, même si elle n’est pas symbolisée, si elle n’est pas visible, pas aisément transmissible. »
Les enseignants sont ainsi géoroutés : condamnés à la bêtise, leur intelligence au travail interdite, instrumentalisés par leur hiérarchie et par leurs usagers, condamnés au malheur et à l’ennui, coupables de produire des résultats qu’ils n’ont pas voulus par des procédés et un environnement institutionnel qui leur sont imposés, privés de reconnaissance sociale et, accusés de porter préjudice à leurs collègues et leur établissement pour toute initiative d’intelligence divergente. Le pire est que nombreux sont ceux qui, pathologiquement, en redemandent (dites-nous comment faire !) et que rares sont ceux qui se révoltent et transgressent.
Notes de bas de page
↑1 | Pour être pris au sérieux, faut le dire en anglais. |
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↑2 | Logiciel de gestion des tournées de distribution du courrier |
↑3 | Le sympathique facteur de « La Jument Verte » de M. Aymé. |
↑4 | Concepts travaillés par C. Dejours, « L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation », Sciences en questions, INRA éditions, 2003. |
↑5 | Y. Dutercq, « Le développement des politiques d’accountability et leur instrumentation dans le domaine de l’éducation », Éducation comparée, Vol 11, 2014. |
↑6 | Sélection d’extraits de C. Dejours, spécialiste de l’analyse du travail. |