Affaire publique ou privée ? Trois élèves d’une école secondaire créent un groupe d’amis sur Facebook. Ceci n’est pas une œuvre de fiction…
Sur un site Web bien connu, Facebook, trois lycéens ont décidé de créer un groupe d’opinion avec le cri de ralliement : « Pour les gens qui pensent que M. (nom de l’éducateur visé) devrait démissionner ». Très vite une trentaine d’autres lycéens ont adhéré à ce groupe.
Deux propos ont été également ajoutés : « M. DÉGAGE » et « M. a engueulé quelqu’un pour rien. » Une photo de l’éducateur apparait également. Le lycée est averti de l’existence de ce groupe par une personne anonyme qui s’inquiète de la dérive de ce genre de réseaux. Très vite, la direction identifie les administrateurs et ses adhérents.
De manière instinctive, les administrateurs sont convoqués dans le bureau de la direction. Ils ne nient pas les faits, mais invoquent le caractère privé de leur action, qui s’est déroulée en dehors de l’école. Le lycée n’a, selon eux, aucun droit regard, tout du moins pour une sanction éventuelle. La direction les invite cependant, en présence d’un éducateur, à supprimer leur groupe. Étonnement : ce n’est pas si simple ! Après moult essais et coups de téléphone, le groupe est enfin supprimé. Première prise de conscience des dessous de Facebook…
Le lycée dispose d’un CODIASE (conseil de discipline et d’accompagnement socioéducatif), composé de deux enseignants, élus par leurs pairs (j’en fais partie), de la direction et d’un éducateur. Les faits lui sont soumis. Faut-il sanctionner ? Qui ? Comment ? Nous sommes en présence de faits liés aux nouvelles technologies, l’école n’a pas l’habitude de traiter ce genre de phénomène, il n’existe guère de jurisprudence en la matière. L’enjeu est important et l’opportunité nous est offerte de réfléchir, et sans doute de faire réfléchir, sur l’usage des réseaux sociaux. N’y a-t-il pas là une source d’apprentissage pour tous ? L’École n’a-t-elle pas pour mission de former des citoyens responsables ?
Les membres du CODIASE estiment qu’il faut distinguer les actes posés par les administrateurs du groupe, les instigateurs, et par les adhérents, les amis.
D’autres questions se bousculent quant aux intentions de chacun. Vengeance, rancœur pour certains et adhésion non réfléchie pour d’autres ? Un simple clic… ? Peut-on parler de lynchage collectif sur la toile ? Comment prendre en compte la part de responsabilité de l’éducateur dans la relation avec les élèves ? Victime ou bourreau ? Quel est le préjudice à son égard, à l’égard des élèves ? Où s’arrête la liberté d’expression ?
L’institution décide d’un jour de renvoi à l’école, un mercredi, accompagné de deux heures de retenue ; quant aux signataires, les amis, deux heures de retenue ce même mercredi après-midi. L’intention est de les aider à réfléchir sur l’usage des réseaux sociaux, les aspects privés et publics, la gestion des conflits, la liberté d’expression, le statut de l’image…
Concrètement, nous demandons aux élèves de mener une réflexion argumentée sur :
• Quels autres recours, au sein de l’école, un lycéen a-t-il à sa disposition s’il estime être victime d’une injustice par un adulte de l’institution ?
• À quels types de dérapage pourrait conduire la création de groupes dirigés contre un élève ou un membre du personnel de l’école ?
• Suis-je conscient(e) de participer, au niveau juridique, à une forme de harcèlement moral d’une personne ou en tous les cas d’être en infraction par rapport à la loi ?
• Pourquoi ici ne peut-on pas parler de « désobéissance civile » ?
• Quelles conclusions est-ce que je tire de tous ces évènements ?
Pour les aider dans la réflexion, des articles sont joints au questionnaire. Cette réflexion est à mener à l’aide de documents fournis sur la législation en matière de harcèlement, sur la production de l’image d’autrui et sur les six critères relatifs à la désobéissance civile de RAWLS. À postériori, nous formulerions différemment nos questions. Mieux affirmer notre point de vue, celui de l’institution scolaire, et ne pas faire passer d’office celui-ci pour celui des élèves, qui pourrait être autre, divergent. Bref, garder les mêmes thèmes de réflexion, mais confronter les points de vue à partir de références scientifiques et légales. De même, leur rappeler les institutions existantes dans l’école (délégué, titulariat, interpellation de la direction…) auxquelles ils peuvent recourir en cas de sentiment d’injustice face à un adulte, les inviter à exprimer pourquoi elles n’ont pas fonctionné et à penser éventuellement des améliorations.
À peine les sanctions annoncées, RTL TVi et la RTBF contactent notre direction pour une interview. Un père en colère contre l’école a alerté les journalistes. Du pain béni pour les médias qui sont aux aguets de toute affaire à propos de Facebook, qui fête justement ses cinq bougies ! Allons nous ajouter à la polémique qui s’installe déjà sur les forums de plusieurs journaux en ligne ? Nous ne comprenons pas bien ce déchainement. L’institution estime légitimes les sanctions imposées, elle explique notre démarche aux médias. Certains parents, certains milieux seraient-ils au-dessus des lois ? Une bonne position sociale, un capital culturel solide autoriseraient-ils une telle arrogance ? Sur les deux chaines, les sujets passent à l’antenne du journal du soir : à chaque fois, un juriste a été consulté, ils abondent dans le sens du lycée et soulignent l’urgence d’éduquer, d’éveiller à un usage réfléchi de ces nouveaux réseaux sociaux.
Dans la foulée de ces jours chahutés par les forums où l’anonymat flirte avec les petites vengeances personnelles, le journal La Meuse titre un de ses articles sur les « collés du lycée ». Des élèves bien informés viennent ostensiblement à l’école avec ce quotidien et narguent de manière évidente l’éducateur, et toute l’institution par la même occasion. Ce n’est pas une fronde, à peine une vaguelette, néanmoins humainement nous le vivons mal.
Les sanctions sont maintenues. Les textes des jeunes montrent que la réflexion n’a pas été veine même si la sanction semble avoir été sévère pour certains. Un échange oral aurait, sans nul doute, permis un meilleur débat et une meilleure coconstruction de nos institutions, de notre « contrat social »…
Cet évènement soulève de nombreuses questions qui mériteraient d’être traitées au sein des cours ou dans des projets interdisciplinaires, mais l’organisation du temps scolaire classique ne permet pas vraiment le développement de ce type de projet. L’institution se promet d’envisager des pistes pour l’année prochaine. Quant au CODIASE, il se pose des questions au sujet du rôle de la sanction, de son statut, il rêve de débats philosophiques avec FOUCAULT, BECKER…