L’éveil historique est important pour le développement cognitif de l’enfant et pour son épanouissement en tant qu’individu pensant, relié à la société qui l’entoure, mais également à ceux qui appartiennent au temps passé. Maintenons et rendons plus audacieux son enseignement, et plus largement les disciplines d’éveil, en début de scolarisation.
Lucien, Antoine, Lucas et Ilan sont devant le tableau où sont disposées les différentes traces du passé. Le classement est en cours depuis plusieurs jours : on a fait un ensemble avec les œuvres de la Préhistoire et un autre avec celles de la Grèce antique. Entre les deux sont placées une statue-menhir et une tablette de terre cuite recouverte de pictogrammes dont les enfants savent qu’elles dataient de la même époque. Alors, où les ranger dans la Préhistoire ou dans l’Antiquité ? Un débat s’engage autour de la tablette cunéiforme qui ne peut pas entrer dans la Préhistoire puisqu’on a vu que l’écriture marquait la fin de la Préhistoire. Or, la statue-menhir, on a lu que c’était de la Préhistoire. Alors que fait-on ? Finalement, on se rend compte qu’à la même époque, on écrivait dans certaines parties du monde alors que dans d’autres non. Ces élèves ne sont pas en sixième primaire, mais en première. Et s’ils ne savent pas encore lire avec fluidité, ils sont plutôt à l’aise avec les relations temporelles. Avant, à la même époque, en même temps : ces connecteurs leur permettent de construire un raisonnement.
Ces habiletés intellectuelles, ce n’est pas à la maison qu’ils les ont acquises, mais bien à l’école, dans le cadre d’activités en éveil historique conduites depuis quelques semaines à partie d’un album de Claude Ponti, Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron. Le Bouffron-Grouffron est un monstruosideux qui vient d’engloutir la Terre. Pour la sauver, la petite Bih-Bih et son copain Filifraïme se mettent en quête de retrouver la première goutte d’eau avec laquelle ils pourront reconstituer notre bonne vieille planète. Avant de l’atteindre, un long périple leur fait découvrir quelques-uns des trésors du patrimoine naturel et culturel, de la Barrière de corail aux Cariatides, en passant par les figurines cycladiques ou les Causeuses de Camille Claudel. Ce dispositif a été expérimenté dans des classes de troisième maternelle, de premières et de deuxièmes années primaires. Il a donné lieu à une valise pédagogique[1]Anne Clerc, Georgy..
Ce dispositif n’est pas le propos du présent article. Alors que certains seraient tentés de réduire les disciplines d’éveil au cycle II (de cinq à huit ans) de l’enseignement fondamental, sous prétexte de resserrer les apprentissages autour des maths et du français, nous tenions à exprimer notre désaccord face cette orientation en lui opposant notre expérience en éveil historique que nous avons chacune vécue dans nos classes de troisième maternelle et de première et deuxième années primaires.
Le temps est le pivot de tout apprentissage et apprendre, c’est d’abord mettre de l’ordre dans une succession d’actions et d’interactions. Les travaux les plus récents en matière de structuration temporelle chez l’enfant tendent à confirmer que de cinq à huit ans, non seulement, l’enfant élargit son empan temporel, et il est essentiel de le doter des repères qui vont lui permettre de l’organiser, mais il réalise également un saut qualitatif dans sa capacité à se représenter et à mettre en mots ce qu’il n’a pas sous les yeux. Il commence à maitriser les deux principaux outils intellectuels dont il a besoin pour comprendre le temps passé : manipuler des repères temporels y compris dans une certaine durée et mettre des images sous cette durée. Mais pour que ces habiletés se développent, il est essentiel que des apprentissages construits viennent les étayer, les renforcer. Cela passe entre autres par des situations d’apprentissage qui vont permettre aux jeunes apprenants d’exercer les fonctions cognitives de base : observer, décrire, comparer, catégoriser et donc, in fine, conceptualiser.
Justement, parce qu’elle prend corps dans les représentations qu’elle suscite, la connaissance du temps passé n’est accessible qu’à la condition que l’enfant fasse usage de son imagination1. C’est le premier outil mental de l’historien grâce auquel il rend le passé intelligible. Mais parce qu’il impose la contrainte d’un certain degré de vraisemblance avec ce qui a été, l’examen du temps passé conditionne un usage raisonné de l’imagination : comme l’historien, l’enfant ne peut donc imaginer tout ce qu’il veut, il doit rester dans le plausible compte tenu de ce que les indices du passé nous donnent à observer et à interpréter. Cette tension entre imagination et vraisemblance est particulièrement propice à la mise en œuvre de démarches critiques.
Le fait de n’avoir aucune expérience sensible avec le passé impose de facto avec l’objet d’étude, une distance temporelle, ordonne une prise de recul, qui pour Serge Boimare est la condition première de l’apprentissage : la distance ouvre un espace, à la fois spatial et temporel, vers l’apprentissage. En cela, l’histoire est propice à l’émergence d’une aptitude mentale qui est la base de la pensée scientifique.
Parler de ce que l’on n’est pas en train de vivre, de ce que l’on n’a pas sous les yeux ou de ce qui ne relève pas directement de son expérience personnelle, requiert des pratiques langagières précises. Celles-ci véhiculent un lexique spécifique composé de mots aux sonorités parfois étranges toujours captivantes qui ne manquent jamais de susciter l’enthousiasme des enfants. Il mobilise un vocabulaire précis ; et convoque des constructions syntaxiques du peut-être que et du conditionnel. En bref, il met en jeu le langage de la nuance, de l’incertitude et de la complexité : le langage du réel.
C’est porter son intérêt sur ceux qui ne sont plus, qui ont vécu avant et parfois dans un avant très éloigné. C’est par là même faire la découverte de l’altérité : celle des personnes, mais aussi des objets et même des paysages. C’est s’extraire de son univers mental, s’extirper de son codage visuel, auditif, gustatif et même kinesthésique pour entrer dans d’autres schémas. Par ailleurs, cette altérité ne se laisse pas appréhender par l’expérience sensible, relationnelle et affective ; elle se dévoile par les objets que l’on apprend à observer, à apprécier, à respecter.
Ce faisant, l’éveil historique participe à l’émergence d’une habileté mentale qui prend sens dans une aptitude à regarder autour de soi, la décentration, qui est le socle de la compétence interculturelle. Aller à la rencontre des hommes et des femmes du temps passé, c’est aussi une démarche profondément interculturelle qui permet à tous les enfants d’une classe, quelles que soient leurs origines ethniques, culturelles et sociales, d’apprendre à se connaitre, au sens littéral du terme : venir au monde ensemble d’un point de vue intellectuel, dans un contexte de socialisation éminemment positif.
Les quelques vertus pédagogiques évoquées ci-dessus ne sont pas l’apanage de l’histoire : on peut les répliquer sans peine sur la longue liste des propriétés pédagogiques de l’enseignement des sciences et de la géographie dont la suppression reviendrait à assécher la curiosité de l’enfant et, par là même occasion, son cœur. Car ce qui se joue dans la question de l’éveil au cycle II concentre bien plus que la transmission des savoirs disciplinaires et culturels fondamentaux : c’est apprendre à poser un regard instruit et bienveillant sur le monde. Peut-on prétendre défendre un enseignement citoyen en s’en dispensant ?
Notes de bas de page
↑1 | Anne Clerc, Georgy. |
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