Mercredi 23 h 42 : « Bonsoir Madame, le cours de gestion commerciale de ce jeudi n’aura pas lieu, pourrait-on avancer mon rendez-vous de 14 h 15 à 9 h 15 ? »
Ce type de mail, reçu au service d’accompagnement pédagogique, est fréquent. Il émane de Charlotte, une étudiante sérieuse de bac 1 en comptabilité. Ce message me semble refléter une facette de la mosaïque du décrochage scolaire dans l’enseignement supérieur : le rapport au temps. En effet, qu’il se décline comme ici dans le présent — l’immédiat —, dans le passé — la durée —, ou dans le futur — l’anticipation —, le temps est devenu pour le jeune un paramètre incontrôlé.
Il est minuit moins quart et Charlotte, élève consciencieuse, prépare ses cours pour le lendemain. À la fin de sa journée qui se terminait à 15 h 15, elle a eu bien des choses à faire. Quoi ? Elle l’ignore elle-même. Se reposer sans doute, faire quelques courses pour son souper peut-être, suivre une émission qu’elle ne raterait pour rien au monde et puis surtout discuter avec tous ses amis sur les réseaux sociaux. Bref, elle n’en oublie pas les cours pour autant, et jetant un coup d’œil sur son agenda, elle se rend compte de deux choses : un, le cours de gestion du lendemain a été annulé — voici trois jours déjà —, deux, elle a pris un rendez-vous au service d’accompagnement pédagogique à 14 h 15. Ah oui, son rendez-vous, elle avait songé l’avancer et le faire glisser le matin. Qui sait, c’est peut-être encore possible ? Alors, Charlotte m’envoie un mail à 23 h 45, dans lequel elle me souhaite le bonsoir, pour déplacer son rendez-vous à 9 h 15 le lendemain… S’étonne-t-elle de ne pas recevoir directement de réponse ?
Certains de nos jeunes, hyper et multi connectés, ne peuvent imaginer qu’à côté de tout cet univers, il y a une autre vie, une vraie vie où les règles sont souvent différentes et où l’instantané n’est pas maitre du temps. On ne peut réaliser des études supérieures, qui exigent un minimum d’anticipation, dans l’instant. Et là, le doigt est posé sur la grande absente du paysage : la durée.
Anticiper, prévoir, prendre le temps de se préparer. Réaliser simplement les choses dans l’ordre, au moment voulu, là où il y a encore du temps pour faire face à un imprévu, à une matière plus compliquée qu’il n’y paraissait, à un travail qui s’avère moins documenté sur la toile qu’imaginé — et dire que le prof a signalé que la bibliothèque venait d’acquérir deux ouvrages sur la question… La bibliothèque ? C’est où dans l’école ? Elle ouvre tous les jours ? Non, dans la vraie vie, les écoles ouvrent cinq jours semaine et les profs ne sont pas disponibles 24 heures sur 24.
Mais peut-on vraiment se plaindre d’une telle attitude ? N’y contribuons-nous pas largement ? Ne participons-nous pas à cette grande illusion, nous qui sommes aujourd’hui largement encouragés à proposer un enseignement plus ludique, plus visuel, utilisant le multimédia et l’e-learning ? PowerPoint, capsules vidéo, tableau interactif… il faut que ça bouge, il faut que ça vive, il faut utiliser les outils privilégiés des jeunes. Oui, mais il y a un moment où notre malheureux étudiant ne pourra plus indéfiniment switcher et zapper lorsqu’il devra se coller à l’étude de son cours d’anatomie ou de droit civil. De même, il ne faut pas s’étonner qu’avoir étudié « au moins six heures » semble un exploit pour lui.
Nous plaçons nos étudiants dans une situation de contradiction et de paradoxes en exigeant d’eux de faire preuve d’aptitudes que nous n’indiquons plus comment exercer. Peut-être que s’ils ne sont plus à même de soutenir longuement leur attention, c’est aussi parce que nous ne les y contraignons plus. Et le Décret Paysage n’arrange certainement pas les choses. Tout ce qu’ils en retiennent, c’est que leur objectif est de maitriser 50 % de la matière à moitié bien et qu’ainsi, de cours acquis en cours acquis – tiens, l’instantané a laissé place à la durée –, ils obtiendront un jour un diplôme.
Faire des études supérieures devrait être un projet, c’est-à-dire une envie de concrétiser un but que l’on s’est fixé. Or, un projet, ça se construit, ça s’élabore, ça se réfléchit. Ce qui prend du temps. Tout d’abord, prendre le temps de poser un choix, autrement dit, au départ de la découverte de soi-même, de ses capacités, de ses limites, de ses envies et possibilités, et après avoir exploré les multiples pistes d’études, formations et métiers, s’orienter vers le processus et la finalité d’apprentissage qui paraissent le mieux convenir.
Pourtant, combien de jeunes prennent vraiment le temps de réaliser ce cheminement ? Combien d’égarés, de paumés, de déçus ? Combien de fois n’entend-on pas « je ne m’attendais pas à ça » ? Mais sur quelle base l’attente est-elle déçue ? Lorsque l’on creuse un peu, on se rend vite compte qu’il n’y avait pas de représentation précise, et que le jeune ne veut simplement pas ce qu’on lui propose dans le cursus choisi. La plupart du temps, il ne s’est même pas donné la peine de découvrir la matière au-delà d’une simple assistance aux cours ; ceux-ci dépassant bien sûr très vite la compréhension de l’étudiant. Ainsi, il ne se sent pas à sa place et se dit « mal orienté ».
Il faut du temps pour s’orienter. Poser un choix de formation ne se limite pas à une après-midi passée au salon des études d’où l’on ressort avec une inscription comme l’on ressort du salon des vacances avec un voyage all in en poche. Hélas, murir un projet n’est plus dans l’air du temps. On l’a dit, pour beaucoup, le temps c’est maintenant. On pose un choix et puis on n’y pense plus jusqu’à ce qu’un malaise apparaisse. Après quelques semaines, quelques mois, souvent à l’approche de la session de janvier.
Étrangement, instant et durée se côtoient : autant le choix doit-il être rapide et l’étude se faire vite, autant les possibilités de choix peuvent être multiples et le temps des études devenir élastique. Certains ne semblent guère pressés d’en finir avec l’école, choisissant tour à tour des orientations différentes pour finalement en retenir une lorsqu’ils ne peuvent plus répéter leur première année. Et les suivantes prennent parfois, elles aussi, du temps à se réaliser… Il faut dire que la « vraie vie » peut manquer d’attrait pour eux.
Pour se donner les moyens de réussir, une fois de plus, anticiper est nécessaire avec un minimum d’organisation et de méthode. Et là encore, on aborde un grand classique : « je crois que je n’ai pas une bonne méthode de travail », « je n’ai jamais dû étudier et je ne sais comment faire » ou « on ne nous a jamais appris à étudier » — les deux mois de vacances ayant hermétiquement tiré le rideau sur les quinze précédentes années. Ces étudiants imaginent, en toute bonne foi, ressortir du service avec une recette, un mode d’emploi qu’ils pourront appliquer directement pour réussir.
Régulièrement je leur dis que dans « méthodes de travail », certes il y a le mot « méthode », mais il y a aussi le mot « travail ». Attention, ils sont souvent les premiers à pointer un manque de travail et je ne les accuse pas d’être paresseux. Lorsque je leur demande pourquoi ils n’ont pas bouloté plus, ils disent ne pas savoir . Et c’est vrai : ils ne savent comment s’y prendre, surtout à la dernière minute, lorsque la matière non travaillée est énorme et complexe à maitriser. Car au-delà de la quantité, il y a le niveau d’exigence auquel certains d’entre eux ne sont pas préparés. Niveau d’exigence qui ne peut s’apprivoiser quelques jours avant l’examen.
Un travail de fond, fait de lectures attentives, de recherches personnelles, de création d’outils et de mémorisation prend du temps. Et de ce temps-là, ils n’en veulent pas (ou croient n’en pas vouloir) parce qu’ils n’ont pas le temps tout occupés qu’ils sont à courir derrière lui comme on court derrière des Pokémon.
À bien y réfléchir, le temps n’est pas une fatalité subie, mais un choix posé. Celui de prendre le temps de réfléchir au temps, à notre manière de l’aborder, de le découvrir, de nous en rendre complices. Et les jeunes désireux de mener des études supérieures jusqu’au bout, sans décrocher, ne pourront en faire l’économie, car faire des études supérieures, ça prend du temps.