Ce qui nous est présenté comme une adaptation à des normes ou des orientations européennes en matière d’éducation et de formation afin de rendre notre enseignement qualifiant plus performant et mieux adapté au contexte européen apparait plus comme de l’excès de zèle et une absence de vision du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pourtant ce qui se joue au niveau européen mérite qu’on s’y attarde plus qu’un peu…
Depuis 2011, l’enseignement qualifiant est pris dans une tornade de réformes radicales dont l’élément phare est la Certification par Unité (CPU) et les Unités d’Acquis d’Apprentissage (UAA). La certification est saucissonnée en unités plus courtes d’apprentissages, évaluées et validées séparément (UAA). Le jeune qui ne réussit pas l’ensemble des UAA ne pourra pas être certifié, mais pourra faire valoir une validation partielle de ses acquis (les UAA réussies) pour poursuivre son parcours dans le qualifiant sans devoir recommencer ce qu’il a déjà réussi. Et il pourra aussi faire reconnaitre ses unités validées dans l’enseignement de promotion sociale, dans les CEFA (Formation en Alternance de la FWB) et dans la formation en alternance organisée par l’IFAPME (Région wallonne) et le SFPME (Cocof). Les unités acquises sont aussi créditées de points ECVET (European Crédit System For Vocational Education and Training — système de crédit d’apprentissage européen pour l’enseignement et la formation professionnelle) « afin de favoriser la valorisation des acquis de nos jeunes en dehors de nos frontières »[1]Enseignement.be, site officiel de la Fédération Wallonie Bruxelles..
Les motivations au niveau européen sont fondées sur une volonté de faciliter la mobilité des travailleurs à l’intérieur des frontières de l’UE en impulsant un mouvement d’harmonisation et de standardisation, des formations et des certifications. Il y a donc, à ce niveau, un enjeu considérable puisqu’il s’agit, ni plus ni moins que de concevoir non seulement le modèle sur lequel seront fondées à l’avenir l’éducation et la formation dans les pays de l’UE, mais aussi le lien entre la formation professionnelle (les qualifications) et le marché du travail.
Sauf que… sauf que l’UE n’a aucune compétence décisionnelle en la matière. L’éducation et la formation font partie des « Compétences pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres ». Les décisions de l’UE, en la matière, ne peuvent donc pas harmoniser les législations des états membres. Dans ce domaine, l’Union européenne donne des impulsions, des orientations, que les États membres ont toute liberté de suivre (ou non !).
L’inscription de la formation qualifiante dans le système des ECVET, donc dans un système de crédits par unités d’apprentissages qui implique le découpage des qualifications n’est donc en rien une contrainte européenne, juste de l’excès de zèle alors que d’autres pays, méfiants, craignent au contraire de s’engager dans un mouvement de standardisation qui priverait les États nationaux d’une part importante de leur souveraineté en la matière, et surtout de leur capacité à garder ces enjeux de société en dehors des sphères d’influence économiques.
La FWB, pionnière, a donc plongé dedans sans y être obligée. Elle semble avoir saisi l’occasion d’une réforme du système par des outils (répondre à des attentes techniques) par manque de vision politique sur la fabrication des inégalités dans le système scolaire. Elle applique la logique des découpages des qualifications comme solution à la relégation alors que le vrai enjeu est de travailler en amont sur les causes de la relégation et en aval sur les exigences à l’embauche dans un contexte de chômage structurel. Si l’objectif était seulement de valider par morceaux pour redonner confiance, on pourrait le faire autrement, de manière plus intégrée avec la formation générale, avec des tailles d’UAA plus grandes et sans perdre la cohérence de la qualification.
La réforme de l’enseignement qualifiant annonce bien sûr qu’elle vise à améliorer celui-ci, le revaloriser et lutter contre l’échec et l’abandon scolaires qui conduisent trop de jeunes à en sortir sans certification, sans formation valorisable sur le marché du travail. Mais la capacité de la CPU à agir dans ce sens est peu crédible (voir Traces N° 212).
Par contre, elle vise aussi, et c’est probablement l’enjeu le plus important, à s’inscrire discrètement dans la vision idéologique d’un grand marché libéralisé des formations et de l’éducation orientée vers la satisfaction des désirs du marché : « L’enseignement qualifiant veut ainsi se moderniser et répondre aux défis nouveaux : mobilité, dynamisme, éducation et formation tout au long de la vie, exigence, émancipation. »[2]Enseignement.be, site officiel de la Fédération Wallonie Bruxelles
Dans cette liste, « émancipation » semble avoir été rajouté in extrémis. Il s’agit bien de répondre aux désirs du marché et non aux besoins du marché de l’emploi. Le marché est dirigé par les entreprises multinationales, et ces mêmes entreprises sont dirigées par des personnes et des institutions dont les intérêts se jouent sur les marchés financiers. C’est loin d’être une nuance. Les désirs du marché, c’est de la compétitivité, une main-d’œuvre abondante et ajustable, qui a l’habitude de l’exigence et qui est en concurrence acharnée avec ses petits camarades (mobilité, dynamisme et exigence). Rien à voir avec les qualifications qui ne seraient pas adaptées aux postes de travail, c’est d’un état d’esprit qu’il est question ici.
Les patrons n’ont pas besoin d’une lisibilité plus grande des qualifications et des définitions des métiers pour bénéficier d’une plus grande mobilité de la main-d’œuvre. L’enjeu fondamental au moment de l’embauche de la main-d’œuvre mobile porte plus sur les conditions de travail et les salaires que sur des problèmes de reconnaissances de qualifications. Leur intérêt dans les programmes européens[3]CEC (Cadre Européen des Certifications), EASQ (Espace Européen des Compétences et des Certifications), Validation de l’éducation et de la formation non formelles et informelles, Europass … Continue reading qui concernent la certification des qualifications et la validation des compétences se limite à deux objectifs.
Le premier de ces objectifs est de tenter d’entrer sur le terrain de l’enseignement pour y organiser la concurrence sur un marché de l’éducation et de la formation. La mobilité d’un opérateur à l’autre est une des conditions d’existence d’un tel marché, l’imposition des normes des marchés en concurrence à tous les opérateurs, déjà à l’œuvre dans l’enseignement supérieur, serait l’étape suivante.
Le deuxième objectif est de déconstruire les qualifications-métiers en qualifications liées à des fonctions, voire des tâches. Les premières constituent des obstacles à la détérioration des conditions de travail et de salaire (pardon à l’amélioration de la compétitivité et de la productivité de la main d’œuvre) parce qu’elles offrent à ceux qui les détiennent un rapport de force de négociation, les secondes au contraire ouvrent les portes à un détricotage des acquis liés à ces qualifications parce qu’elles individualisent les parcours de formation certifiés et donc aussi les possibilités de négociation. Et ce, bien sûr, au nom des « 70 % des jeunes au chômage qui ont de très faibles qualifications » et « avec l’aide des entreprises pour nous aider à identifier les besoins dès le début des formations dans les écoles. »[4]Discours de conclusion, Conférence « Vers un Espace européen des compétences et des qualifications », Mr A. S. Mendes, Director Education and Vocational Training, Directorate General for … Continue reading
Est-ce que l’Europe, c’est trop loin ? Aveuglement ou complaisance, ça ne semble préoccuper personne suffisamment pour en faire un fromage, ou à tout le moins un débat démocratique.
Notes de bas de page
↑1 | Enseignement.be, site officiel de la Fédération Wallonie Bruxelles. |
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↑2 | Enseignement.be, site officiel de la Fédération Wallonie Bruxelles |
↑3 | CEC (Cadre Européen des Certifications), EASQ (Espace Européen des Compétences et des Certifications), Validation de l’éducation et de la formation non formelles et informelles, Europass (passeport des compétences), ECTS et ECVET (systèmes de crédits pour l’enseignement supérieur et pour l’enseignement professionnel)… |
↑4 | Discours de conclusion, Conférence « Vers un Espace européen des compétences et des qualifications », Mr A. S. Mendes, Director Education and Vocational Training, Directorate General for Education and Culture, European Commission, 17 juin 2014. |