Faut-il vraiment sauver Saïd ?

Aborder la question des inégalités scolaires avec des
futurs enseignants du primaire, certains venant de
milieux populaires et diplômés d’écoles « D+ », ça peut
sembler risqué, voire déplacé…

En mettant en place ce type de démarche, on
peut être freiné par la peur de les choquer,
qu’ils se sentent encore plus dévalorisés,
stigmatisés par d’autres, plus privilégiés.

Pourtant, cette question me semblait essentielle
avant d’entamer le cours de didactique du français
où je suis souvent confrontée à des « Mais, madame,
c’est super ce que vous proposez, mais que fait-on avec
des enfants qui ne parlent pas français à la maison, qui
sont livrés à eux-mêmes après l’école, qui ne font pas leurs

« Tenter d’éveiller un premier questionnement. »

devoirs, qui n’ont pas de livres ? » Confrontée aussi à des
regards gênés et à certains silences.

Consciente de ne pas avoir les compétences nécessaires
à l’analyse sociologique de cette problématique,
je pouvais, au moins, à travers un personnage de fiction,
faire surgir les représentations de tous les étudiants et
tenter d’éveiller un premier questionnement.
J’ai donc proposé à ma classe de BAC2, comme premier
cercle de lecture, de lire le roman « Il faut sauver
Saïd », de Brigitte Smadja. Sous forme de journal
intime, Saïd, bon élève en primaire,
nous raconte comment, peu à peu, il
perd le gout du travail dans son collège
sale et bruyant où peu d’adultes
semblent faire barrage aux débordements
des adolescents.

La banlieue parisienne décrite dans le roman est un condensé de stéréotypes : parents
immigrés « démissionnaires » ou « dépassés », jeune
fille maghrébine devant quitter la cité car elle tombe
amoureuse d’un Français, grand frère tout puissant,
« horde » d’adolescents violents et sans avenir, trafic
de drogue… Bref, à première vue, une description simpliste
et caricaturale.

Histoire d’un parcours de lecture

La première phase du dispositif consiste en la lecture
individuelle d’une oeuvre pendant laquelle les
étudiants prennent note de leurs impressions et interprétations
personnelles. La deuxième permet aux étudiants
d’échanger, en petits groupes, à partir de leurs
notes de lecture et de produire une affiche schématisant
le « résultat » de leur discussion. Chaque groupe
vient alors présenter son travail au reste de la classe.

Cette phase de réalisation se termine par une mise en
commun des éléments dégagés. Cette synthèse constitue
l’analyse commune de l’oeuvre et fera partie de la
culture commune à la classe. La troisième phase du dispositif
permet aux participants d’évaluer ce qu’ils ont
vécu à travers des questions : que vous a apporté la discussion
que vous n’aviez pas perçu de l’oeuvre ? Les sujets
abordés vous semblent-ils pertinents ? Pourquoi ?
A-t-on omis de discuter de certains sujets ?

L’intérêt de la démarche est, notamment, d’éveiller
le regard critique en confrontant le lecteur aux avis
parfois divergents des autres participants et en s’interrogeant
sur la vision du monde proposée par l’auteur à
travers les personnages, les thèmes abordés et les réalités
décrites.

Des cercles qui décentrent

Peu d’étudiants ont aimé le roman. Mais n’osent pas
me le dire. C’est en sous-groupes que les langues se délient.
« En lisant le livre je me suis dit : “Encore une histoire
de jeune Maghrébin qui peine à s’en sortir à l’école,
que les parents n’aident pas, et avec un frère délinquant…

J’en ai marre de ces stéréotypes. Toutes les familles maghrébines
ne sont pas pareilles. » « Jamais je ne ferai lire
ce livre dans une classe de petits bourges. » Mais aussi :
« J’étais persuadée que quand on veut on peut. Qu’il suffit
de travailler pour réussir. » « Non, parfois, même quand
on veut on ne peut pas parce que la société ne le permet
pas… Surtout quand on sort d’une école de m… » « Je me
suis identifiée à Saïd, car moi aussi j’ai été exclue de certaines
écoles. Enfin pas exclue, mais sur liste d’attente
alors que d’autres étaient inscrits directement… » « Je
ne pensais pas que l’histoire t’avait touchée autant. Je
n’avais pas pensé que les points de vue seraient différents
en fonction de notre vécu, de notre culture. »

Je suis touchée par leurs échanges et ce qu’ils osent
se dire. Je me rends compte combien certaines réflexions
pourraient participer à la constitution de leur
identité professionnelle et les aider à se décentrer.

Les panneaux sont beaux et soignés. Ils disent tous
la fracture sociale, la souffrance de Saïd, de ses parents,
des enseignants. Ils questionnent l’échec scolaire et la
difficulté de réussir quand on nait dans certaines familles.

En plénière, on revient :
• sur les thématiques les plus pertinentes :
– le déterminisme social – l’impact de l’histoire
personnelle sur le parcours scolaire ;
– le rôle de l’école dans la vie des enfants de milieux
populaires et l’importance de ce questionnement
pour de futurs enseignants ;
– le lien entre l’école et la famille.
• sur ce qu’ils retiendront du cercle :
– une confrontation peut se transformer, à travers
la discussion, en échange de points de vue ;
– on apprend mieux ensemble. On devient plus
« riche » de la diversité des autres ;
– le texte littéraire, parce qu’il émeut, nous rend
plus empathiques.

Reste alors à approfondir et formaliser les questions
abordées. Mais cela c’est l’affaire d’autres cours, d’autres
disciplines…