Faut-il y mettre l’étiquette « enseignement explicite » ?

Un nouveau monstre de Loch Ness est apparu, non pas en Écosse, mais dans le domaine de la pédagogie. Personne ne l’a encore vraiment vu, mais on part déjà en chasse après une ombre entraperçue!

Après celui des neurosciences où, moins on en connait, plus on en parle pour justifier tout et n’importe quoi avec la certitude de ne pas être contredit, voici une nouvelle apparition : l’enseignement explicite.

Pourquoi cet enseignement explicite déclenche-t-il, lui aussi, ces discours d’exclusions réciproques récurrents entre les différentes écoles de pensées : la pédagogie magistrale, la pédagogie de la découverte, la pédagogie par objectifs, la pédagogie du projet, l’auto socioconstruction, la pédagogie différenciée, les neurosciences (ce n’est pas une pédagogie!)?

Cette dernière arrivée sera-t-elle plus crédible que les autres? Peut-être… Si elle profite de tous les apports et de toutes les erreurs précédentes pour améliorer encore et toujours les pratiques de classe.

La proposition qui suit pourrait être étiquetée enseignement explicite. Cependant, celle-ci a été vécue avec des enfants bien avant l’apparition de cette nouvelle forme d’enseignement. Alors enseignement explicite ou non ? Et en quoi serait-ce un mal?

Depuis quelques années déjà, avec ma complice Marylène Bolle, nous construisons des pratiques pour améliorer notre efficacité pour les enfants en difficulté et nous avons le bonheur ou la faiblesse de croire que tous les ans nous progressons et obtenons de meilleurs résultats. Comment en rendre compte dans quelques lignes descriptives d’une démarche? Nous allons cependant essayer en décrivant une activité autour de semis de graines pour obtenir des fleurs… pour la fête des mères1.

Pour quoi proposer cette activité en classe? Pour que les enfants soient actifs, pour qu’ils sachent semer des graines chez eux? Pour…? En fait, toutes ces motivations conduisent à de l’agitation plus ou moins inutile. Par contre, si l’on veut qu’elle soit vraiment pertinente pour faire grandir tous les enfants, et surtout ceux qui en ont le plus besoin, nous allons nous centrer sur le développement des fonctions exécutives; ces compétences qui manquent, à un niveau suffisant, à tant d’enfants dits en difficulté.

Ne pas se planter

La difficulté pour des enfants de 2e et 3e maternelle est d’abord de séquencer les histoires qu’ils racontent. Nous allons donc travailler d’abord en séquençant l’activité : il faut se procurer du terreau — préparer tout le matériel — verser le terreau dans un grand bac — émietter le terreau — remplir un pot — tasser le terreau pour préparer un lit pour les graines — choisir les graines — les coucher sur le terreau — etc. Nous réalisons préalablement une image illustrant chaque action et nous les affichons ce jour-là au tableau dans l’ordre de réalisation. Et nous commençons ce que l’enseignement explicite appelle une modélisation. Nous réalisons, avec les enfants debout autour de la table de travail, chaque séquence en montrant la correspondance avec l’image et en verbalisant le plus correctement possible ce que nous faisons. En d’autres termes, nous essayons d’attirer l’attention de chaque enfant, non seulement sur nos gestes, mais aussi sur la verbalisation de ces gestes en répétant plusieurs fois ce que nous sommes en train de faire. C’est le même scénario pour chaque séquence imagée. Ce serait une grande erreur de croire que tous les enfants écoutent et voient ce que nous voudrions qu’ils écoutent et voient. Chacun ne voit que ce qu’il connait ou parfois ce que l’adulte veut faire voir en pointant clairement ce qu’il veut. C’est une mise en condition de ce qu’il y aura à faire. Chacun va prendre un peu, beaucoup… en fonction de son état du moment. Chacun va donner un sens à la situation. Certains ne comprendront même pas qu’il s’agit de refaire ensuite. Être conscient de ces limites, les accepter tout en essayant cependant d’y pallier, c’est peut-être tout l’art de l’enseignant. Quand toutes les actions ont été réalisées, l’enseignant les réexprime rapidement pour tenter de montrer les liens, pour permettre à l’un ou à l’autre enfant de récupérer une étape ou un geste, mais aussi pour donner l’occasion de réentendre une fois de plus les bons mots et les bonnes formulations.

La deuxième étape est celle de la réappropriation, en fait, celle de l’apprentissage proprement dit, ce qui pourrait s’appeler la pratique guidée. «Sur la grande table, vous avez tout le matériel nécessaire pour faire vos semis. Vous vous répartissez par trois aux petites tables et vous allez ensuite chercher tout ce qu’il vous faut. Vous pouvez vous aider, mais pas faire à la place de l’autre. Bon travail.» Dans ce moment d’intense activité «corporelle», le rôle de l’enseignant est de réguler les démarches, d’exprimer ou de faire exprimer ce qui est fait, notamment en renvoyant aux images. Parfois, il faut encourager l’enfant à mettre les mains dans la terre, à l’émietter… «Où vas-tu mettre tes graines si le pot est rempli jusqu’au-dessus?» «Tu dois faire un beau lit pour accueillir les graines», «Tu as pensé à mettre une petite couverture pour mettre les graines au chaud», etc. Ce premier temps de régulation est fondamental et doit être fait dans un esprit positif. Chaque enfant ne peut pas avoir tout vu et compris du premier coup. L’échange entre l’enseignant et chaque enfant a comme objectif d’aider chacun à respecter le séquençage des démarches, à commencer à développer ses compétences de planification. Quand tous ont terminé, ils s’organisent pour ranger et nettoyer la classe.

Faire et dire

Deuxième partie de l’appropriation : chaque enfant reçoit les images correspondant à ce qu’il a réalisé. On pourrait croire que les enfants vont réussir à remettre en ordre les douze étapes. En fait, aucun n’a réussi du premier coup et toutes les expériences essayées ailleurs ont donné la même constatation. Il y a un gouffre entre l’activité manuelle et l’activité neuronale permettant l’intégration de la procédure. À chaque fois, il a fallu redire, avec l’aide des images, les différentes étapes. Tous les jours de la semaine, les enfants vont s’entrainer, par essais et erreurs, avec mémorisation régulière, à remettre les images dans l’ordre et à exprimer pour chacune l’action réalisée. En fin de semaine, les débuts d’une automatisation du faire et du dire sont atteints pour tous les enfants. Certains y sont arrivés un peu plus tôt. Les temps des répétitions leur ont permis d’être plus à l’aise dans l’automatisation. L’essentiel est que tous les enfants y arrivent au bout de la semaine. Et qu’ils puissent raconter en famille ce qu’ils ont réellement fait. «Qu’as-tu fait à l’école mon fils?» «J’ai joué!» Non! Chacun peut raconter vraiment ce qu’il a fait au plus grand plaisir des parents, épatés par les apprentissages langagiers réels de l’enfant. Chacun, quelles que soient ses compétences de départ, a commencé à améliorer, au moins, ses compétences de planification, de mémorisation, d’inhibition en acceptant de ne pas faire tout de suite, et même de mobilisation parce que c’est la réussite qui motive, et non l’inverse.

Dans une autre expérience2 conduite de la même manière à propos de la fabrication de la pâte à sel, le dernier jour de la semaine, après avoir exprimé dans l’ordre les différentes étapes, il leur a été proposé de refaire de la pâte à sel. Alors que le lundi, chacun avait, à la fin, réalisé un des modèles proposés par l’enseignant, le vendredi, en maitrisant mieux les étapes, beaucoup se sont lancés spontanément dans des improvisations de fabrication de statuettes.

Cette présentation d’une démarche correspondante, peut-être, aux trois étapes de l’enseignement explicite est-elle efficace? Oui, si l’on considère que chaque enfant a réalisé, en termes de représentation, le séquençage de l’activité. Oui, si l’on considère que chacun a amélioré son vocabulaire (émietter — tasser —…) et sa syntaxe pour raconter.

Refaire et refaire

Non, si cette expérience n’est pas suivie d’autres expériences similaires dans d’autres domaines. Quelle que soit la qualité d’une activité, qu’elle porte ou non l’étiquetteenseignement explicite, si elle est noyée dans d’autres activités passetemps, elle sert peu pour une vraie lutte contre l’échec scolaire. Le développement des fonctions exécutives qu’elle permet est très vite annulé par le cerveau si les sollicitations des voies neuronales correspondantes ne sont pas suffisamment répétées. Leun peu de tout à la mode de la pub des fromages belges ne peut pas assurer la formation des compétences chez les enfants qui ne les possèdent pas en arrivant à l’école. Il est bien clair que ceux qui parlent beaucoup avec leurs parents pour raconter ce qu’ils vivent, qui sont régulièrement aidés pour mettre de l’ordre dans ce qu’ils racontent, dont les parents comblent les trous des étapes passées… viennent à l’école avec déjà de bonnes capacités de planification. Ils sont davantage prêts, même si cet un peu de tout les handicape aussi. Tous les autres dont on dit qu’ils sont en difficulté et qui vont le rester par manque de structuration suffisante, sont les victimes premières des choix idéologiques de la variété des démarches, coincées dans le faire superficiel. L’exemple décrit ici, en forçant chacun à maitriser de mieux en mieux les objectifs de formation poursuivis, est une occasion d’améliorer les conditions d’apprentissage pour tous les enfants dits en difficulté, sans sacrifier les autres. Il y a de la place pour des cheminements différents en vue de construire progressivement un peu plus d’homogénéité, comme l’exprimait Philippe Meirieu, sans nier, ni valoriser l’hétérogénéité réelle.

La démarche détaillée de manière un peu différente se trouve dans :

  • M. Bolle & J. Stordeur, J’écoute et je parle dès la maternelle et après, Atzéo. 2017.
  • M. Bolle & J. Stordeur, Comment développer les fonctions exécutives dans le fondamental, Atzéo, 2020.