Fidélité et dévoiement

Dans son parcours professionnel, Véronique a changé de voie : d’ingénieure, elle est passée à institutrice mais la locomotive est restée la même : le savoir.

Véronique est institutrice en 1e année primaire dans une école communale en D+ de la Région bruxelloise. Ce travail d’instit’ en milieu populaire est bien la seule chose qu’elle estime avoir vraiment choisie. Le reste dans sa vie est, d’une certaine manière, arrivé.

En faisant ce choix, elle a opéré une rupture de trajectoire professionnelle, d’identité sociale, de projet de vie. Mais cette rupture s’est aussi accompagnée d’une certaine fidélité au parcours accompli.

La petite paralysée et le père tyrannique

Véronique voulait devenir enseignante, c’était un rêve de gosse banal, l’amour des enfants, le plaisir d’expliquer comme on joue à l’école quand on est petite fille. Mais le Père, lui, ne rêvait pas, il voulait beaucoup plus : la réussite scolaire, professionnelle, sociale. Et ce qu’il voulait, il l’exigeait. Véronique se rappelle avoir été punie, enfermée dans sa chambre tous les avant-midis pendant les vacances : elle n’avait que 78 % en maths. La trajectoire familiale en trois générations est entièrement orientée par l’excellence scolaire. Il faut rester dans la ligne, être la meilleure. Et partiellement paralysée, petite, Véronique est aussi privée de récréation, de gym, de danse,… de mouvement de jeunesse, etc. Elle est donc toujours à lire, écrire, dessiner, et à chercher et trouver plaisir dans le travail intellectuel.

Et tout baigne, tout marche, l’autorité du père, la pédagogie traditionnelle, l’enfermement scolaire ne produisent ni rejet, ni ennui, mais au contraire une forte en maths et heureuse de l’être. Véronique deviendra donc « naturellement » ingénieure civile. Ce métier, elle l’exercera avec plaisir, elle y apprécie les défis, la recherche, la stimulation intellectuelle, mais pas le business, la compétition, ni évidemment le cumul des métiers de femme et de mère dans un monde d’hommes bien peu pères/pairs.

Mais si tout a baigné comme élève, l’autoritarisme, la pédagogie traditionnelle, le parcours classique, pourquoi diable le socioconstructivisme ? À posteriori, Véronique se dit que son parcours d’apprenant a permis que l’auto-socioconstruction, elle se l’est fait toute seule dans sa tête, qu’elle était « naturellement » amenée à se poser des questions sur ce qu’on lui racontait, à vérifier, à chercher, à refaire des exercices. Elle s’intéresse donc à tout ce qui pourrait provoquer la même chose chez tous les enfants.

L’ingénieure et l’institutrice

Le travail comme ingénieure a marqué la future enseignante. Son travail d’enseignant est différent. D’abord l’importance du contenu, de la matière, du travail intellectuel qui prime sur tout le reste. Le socioconstructivisme, ce n’est pas pour la coopération, c’est pour l’apprentissage. Ce qui est passionnant, c’est comment les gosses pensent, comment ils apprennent, comme ils transfèrent des apprentissages de contenus, de maths, de lecture, d’écriture.

Et puis le parcours (primaire, général d’excellence, universitaire) s’impose comme la norme, il s’agit que tous les gosses puissent réussir cela aussi. Elle ne conçoit pas une école primaire qui ne vise pas cela pour tous. Et donc, ce sera Ermel (méthodes d’apprentissages mathématiques), cercles de lecture, matières plutôt que sorties, on est à l’école pour apprendre.

Comme ingénieure, elle a aussi reçu des cravates (cadeau d’entreprise), elle a appris à vivre en porte-à-faux, à être différente et donc à penser différemment, à s’opposer, à s’imposer. Cette liberté d’esprit, cette capacité d’initiative, elle peut d’autant mieux l’exercer que son statut d’ancienne ingénieure, d’universitaire revenue à l’école primaire donne une grande légitimité à ses paroles. Mais on s’en méfie aussi pour les mêmes raisons, certaines écoles l’ont évitée pour cela même.

Enfin, de son passage par le secteur marchand, Véronique a gardé le souci du rendement, de l’efficacité, des résultats et a tendance à le transférer dans le non-marchand. Dans sa classe aussi, il faut des résultats, du rendement, de la réussite.

La classe et encore la classe

Si Véronique a rejoint CGé, c’est sans doute un peu pour retrouver de l’associatif dont elle a été privée dans sa jeunesse, mais aussi et surtout pour sa classe. Elle y est venue comme beaucoup par les RPé et pour y trouver du contenu et travailler le constructivisme. Et elle y est restée parce qu’elle y a trouvé des gens avec qui échanger son vécu de classe, travailler les questions d’apprentissage, chose trop rare dans son école.

Sa classe, elle veut y rester. On lui a proposé des responsabilités de direction, mais toutes les tâches liées à l’organisation, administration, fêtes… ne l’intéressent pas. Elle n’est pas à l’école pour les fancy-fairs mais pour la classe. Bien sûr comme directrice, elle pourrait animer un travail pédagogique, mais elle estime qu’elle peut finalement encore mieux le faire, comme paire, comme instit’ restée dans sa classe et qui propose à ses collègues de chercher ensemble. Et à nouveau son statut particulier lui donne de la reconnaissance, de la force pour proposer cela.

Sortir de sa classe, elle ne l’a accepté que comme MFP (maitre de formation pratique à l’École Normale) et encore, c’est le mercredi après-midi, et sans rien renoncer à son temps plein d’institutrice. Et sans doute, cela aussi parce que ça lui permet de re-réfléchir ses pratiques de classe.

Par rapport aux autorités scolaires (direction, inspection, etc.), elle veut être loyale, elle respecte les décisions claires, elle veut tenir sa position d’institutrice, mais elle veut aussi pouvoir comprendre, discuter, critiquer, remettre en questions. À nouveau, être « plus intellectuelle » qu’eux permet aussi d’être plus facilement entendue.

Avec les enfants aussi, elle veut tenir sa position, elle est bien la maitresse de la classe, mais elle veut aussi que les enfants, même s’ils sont petits, exigent de comprendre, discuter, critiquer. Alors, elle joue pour provoquer cela : alors qu’elle a toujours beaucoup de désordre sur son bureau, par exemple, elle interpelle sur un mode ludique le premier enfant qui passe pour lui dire qu’il doit ranger le bureau puisque c’est lui qui l’a dérangé, poussant l’interpellation jusqu’à ce que l’enfant réfute et s’explique.

La force et la fierté

Cette force qu’on sent chez Véronique, ce qu’elle se permet et qu’on lui permet, elle la tire d’une histoire fière. Comme élève, elle a réussi à l’école. Comme femme ingénieure chez les hommes et comme ingénieure institutrice chez les enseignants, elle a été et est toujours valorisée dans les deux milieux. Cela aide pour la fierté de soi et la fierté, ça aide pour la force et les projets.

Et de la fierté, elle en tire encore de sa classe, de ses collègues et de son école. Récemment, dans une évaluation externe, les petits élèves de D+ se sont distingués parmi quatre-vingts classes testées. Et de son passage dans ces différents mondes, Véronique trouve que c’est bien de cela que manquent les enseignants pour avancer, de réussite et de fierté.