Flashback dystopique

2118, ma petite-fille veut être enseignante et me demande de raconter comment ce changement radical a eu lieu, comment ça s’est passé et comment c’était avant.

Quelques années après un Pacte d’excellence qui nous promettait un grand changement, l’Éducation, comme la Justice, est devenue une instance séparée des pouvoirs politiques, enfin elle n’était plus soumise à l’agenda électoral ni aux guerres de territoires. Je me rappelle qu’ils ont beaucoup travaillé avec les enfants et les jeunes ainsi qu’avec les familles mises au ban par un système trop bien huilé. Ils avaient alors des options claires et affirmées. Je la vois encore cette annonce qui s’affichait en permanence sur tous les profils Tronchedecake : dorénavant, il est exigé des enseignants qu’ils attendent que les élèves leur donnent la parole.
Face à cette imposition, les enseignants de l’époque ne se sont pas laissé faire, certains groupes contestataires étaient même soutenus par des parents. Quoi, par les parents !, mais c’est à ne rien y comprendre, à en perdre son latin ?!  À t’entendre, je mesure tout le trajet parcouru.

Enfermement avant l’imposition

Avant l’imposition de cette loi zéro, il y avait des locaux clos avec un seul prof et une vingtaine d’élèves. Ceux-ci étaient assis la plupart du temps en rang d’ognons face au prof qui lui était debout et qui parlait, écrivait au tableau et donnait des ordres d’exécution aux jeunes. On appelait ça les consignes. Tiens, ça me fait penser à cet auteur que tu adores et qui a dit : mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde[1]A. Camus, dans un essai de 1944 paru dans « Poésie 44 ». Quand l’élève était jeune, il passait ses journées avec un seul prof et quand il était plus âgé, il passait d’un local à l’autre où il y trouvait un prof soi-disant différent, mais c’était parfois bien difficile de les différencier, malgré une liberté pédagogique qui était toujours brandie au nom de l’inchangement. Mais, mamie, quand tu me décris tout ça, je ne comprends pas pourquoi au début tu me dis qu’ils ont contesté la loi zéro. Ça devait être horrible à vivre, non ?   À l’époque, changer n’était pas aussi évident que ça ne l’est aujourd’hui.

Tradition et dérivation

Ça faisait cinq, six siècles que l’école fonctionnait plus ou moins de la même façon, je veux parler des classes, de ce rassemblement d’enfants ou de jeunes. Au départ, la volonté était de mettre ensemble des enfants d’un même âge puis, petit à petit, ça a dérivé vers un rassemblement d’enfants de même niveau, et plus tard encore, on a gardé la notion de classe, mais les jeunes n’avaient ni les mêmes âges ni le même niveau. La pratique était la même à travers les siècles, mais le sens et la légitimité de cette pratique avaient, petit à petit, disparu, et rares étaient ceux qui questionnait ce glissement. On avait l’impression que ça avait toujours fonctionné comme ça et surtout on ne voyait pas comment il pouvait en être autrement. Et quand quelques-uns proposaient autre chose, ils étaient puissants ceux qui brandissaient le proverbe on sait ce qu’on a, on ne sait pas ce qu’on aura. Et donc, ils ont contesté uniquement parce qu’ils avaient peur du changement ?  Non, pas seulement.

Intervision n’est pas évaluation

Ils ont surtout eu peur de perdre leur pouvoir. Faut regarder tout ça sans oublier le contexte. On était dans une société très compétitive où la puissance et le pouvoir étaient valorisés et recherchés par la grande majorité des gens. Cette époque était marquée par avoir et paraitre, alors les enseignants qui n’ont jamais gagné beaucoup d’argent cherchaient, là où ils le pouvaient, des zones de pouvoir et celle à portée de main, c’était leur classe. C’était trop facile, trop tentant, car comme je te l’ai dit, non seulement, il y avait la liberté pédagogique et, en plus, l’enseignant était seul dans un local clos ! Cela dit, ils n’étaient pas tous comme ça et certains ne s’en rendaient même pas compte, ils étaient nés dans ce système, avaient grandi avec lui et donc avaient été formaté par lui. De plus, cette époque était aussi marquée par la vitesse et l’urgence, il n’y avait pas d’espaces ou de temps pour se poser et regarder ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Conscient de tout ça, l’Éducation a remplacé les journées de formation continue par une régularité des moments d’intervision. Et à nouveau, au début ce ne fut pas très bien accueilli, car toujours empreints des logiques compétitives, les enseignants voyaient ces moments comme de l’évaluation. Il a fallu des années pour que les jeunes enseignants eux-mêmes formés de cette façon soient de plus en plus nombreux dans les écoles et insufflent cette nouvelle dynamique.
Voilà ce dont je me souviens de ce passage entre l’école où on apprenait seulement à demander la parole et l’école actuelle où les paroles circulent, s’échangent, se nourrissent et se complexifient. L’étendue de votre vocabulaire aujourd’hui en est d’ailleurs un beau résultat !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 A. Camus, dans un essai de 1944 paru dans « Poésie 44 »