L’hétérogénéité sociale dans la classe provoque souvent des chocs frontaux. Des rapports sociaux s’y rejouent, intégrés par les enfants et mis en lumière par la façon d’utiliser la parole. Mon parti pris dans ce qui se joue là, c’est d’ajuster les rôles, le cadre plutôt que les personnes. Éviter la moralisation de ce qui se passe.
Pour sa fête d’anniversaire, on joue avec de la farine et de l’eau. Quand je rencontre sa mère, elle me demande invariablement : « Est-ce qu’il fait bien ce que vous lui demandez ? »
Corentin pose rarement des questions en classe, donne peu son avis et déclare souvent « Je ne sais pas comment le dire ». Il connaît l’école comme sa poche, s’entend très bien avec les surveillantes, sait où tout se trouve et est titulaire du « brevet de photocopiste ».
Louis, dix ans, est classifié « enfant à haut potentiel », il a sauté la 5e primaire. Parents aisés, propriétaires de leur habitation. Il anticipe, prend très souvent la parole, donne son avis, travaille rapidement, baille ostentatoirement quand le conseil de classe n’avance pas assez vite à son goût.
Pour sa fête d’anniversaire, les activités sont organisées et préparées par lui, avec la complicité de ses parents.
Lors des rencontres de parents, ils cherchent à comprendre l’organisation du travail, les questions sont précises, les commentaires parfois critiques.
Les surveillantes trouvent Louis arrogant. Il ne sait pas où trouver un balai dans l’école, et d’ailleurs cela ne l’intéresse pas. Il est perdu dans l’organisation de ses classeurs et de son matériel.
Les rapports entre ces deux enfants sont souvent conflictuels. Au mieux, ils s’ignorent. Les enjeux affectifs liés aux relations avec les autres enfants de la classe sont grands. Tous deux sont autoritaires à leur façon, l’un discrètement avec parfois des menaces feutrées, l’autre ouvertement et bruyamment. Le ton de ce dernier est assuré et même parfois arrogant ; dans la cour de récréation, il régente, organise, distribue les rôles et impose le scénario dans les jeux.
Aucun des deux n’accepte de se soumettre à l’autre mais les différences sur le plan verbal sont bien intériorisées. L’un sait ce qu’il dit, vivement, avec force, et ne s’en prive pas. L’autre cherche ses mots, hésite et subit en serrant les dents.
Comment déjouer les pièges des rôles préattribués de cette hétérogénéité caricaturale ? Laisser faire, c’est cautionner ce rapport dominant/dominé qu’ils ont tous deux bien intériorisé, la maitrise du langage jouant un rôle central dans le rapport, notamment par la force de conviction qu’il apporte face aux autres.
Aujourd’hui, le tirage au sort les a désignés pour travailler au sein d’une même équipe. Des rôles sont à attribuer, afin que chacun ait une tâche précise à mener : distribuer la parole, prendre note sur affiche, présenter à la classe. C’est moi qui définis, dans le cadre d’une tournante, qui jouera ce dernier rôle. Cette rotation organisée constitue un élément important de l’organisation du travail en équipe. À chaque équipe de s’organiser pour que son porte-parole soit prêt. On peut l’aider à choisir ses mots, organiser un support de présentation « aide-mémoire ». Un moment est réservé à une répétition de ce qui sera dit devant la classe. Avant la présentation, la règle est reprécisée : on ne pourra pas interrompre ni compléter ce que dit le porte-parole. L’enjeu pour chacun est d’exercer sa capacité à jouer ce rôle tout en déjouant l’attribution sauvage des mêmes rôles aux mêmes élèves. En attribuant en tournante un des rôles, chaque autre fonction devient vacante à un moment donné. Il n’est pas dit que la place libérée sera occupée par untel ou unetelle, mais, en tout cas, de nouvelles possibilités s’ouvrent régulièrement.
C’est le tour de Corentin d’être porte-parole. Il n’est pas dans son élément et se fait tancer par Louis : « Mais non, c’est pas ça que tu dois dire. On ne comprend rien comme tu expliques ! »
J’interviens en rappelant à Louis que son rôle de distributeur de la parole consiste à donner un temps si possible égal de parole à chacun, et à aider le groupe à ce que le travail avance vers l’objectif final.
– C’est ce que je fais, mais ils n’ont rien à dire, rétorque-t-il.
Regards choqués, et réactions immédiates des autres enfants :
– Tu ne nous laisses même pas la parole et tu décides tout !
– Les membres de l’équipe, dis-je, êtes-vous d’accord, si vous souhaitez ne rien dire, de prévenir Louis quand c’est votre tour de parler ? Et toi, Louis, es-tu d’accord de laisser une minute de parole à chacun, en regardant l’horloge de la classe pour vérifier ?
L’accord se fait, et chacun étant rassuré, le travail reprend. Corentin présente le travail de l’équipe, avec ses mots et avec ceux des autres qu’il a reçus, choisis et intégrés.
Bilan de l’équipe après la présentation : satisfaction générale. Sauf Louis : « Ouais… bof ! »
Ce qui fera suite à cette tranche de vie, c’est un travail d’écriture sur ce qui se passe quand on travaille en équipe[1]Et que l’on peut lire dans l’article « Prendre consience » dans la même rubrique. S’offrir le temps de se voir en action. Mettre par écrit les rôles et comment on les joue pour pouvoir s’y référer, éventuellement les changer, et se les approprier pour pouvoir aussi les réinvestir ailleurs, dans d’autres contextes. Afin d’éviter que ces miettes d’organisation (d’émancipation ?) ne soient immédiatement picorées par quelques-uns…
Notes de bas de page
↑1 | Et que l’on peut lire dans l’article « Prendre consience » dans la même rubrique |
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