Formation initiale et précarité… un long fleuve tranquille ?

Former à la dimension de la précarité n’est pas une mince affaire! Comment s’y prendre pour que les étudiants et les maitres de stage soient sur la même longueur d’onde? Comment mettre en place une véritable coformation nécessaire à un transfert dans les pratiques pédagogiques et les gestes professionnels?

Depuis 2012, l’équipe des formateurs du cursus instituteur préscolaire est engagée dans différents projets proposés par la Fondation Roi Baudouin[1]Appels à projets Fondation Roi Baudouin — 2012 et 2016 L’école maternelle, une chance à saisir. Mieux préparer les futurs instituteurs et institutrices préscolaires au soutien des enfants de … Continue reading, afin de développer en formation initiale et continuée, des compétences clés et des outils pour mieux prendre en compte la précarité et la diversité des familles et des enfants qui fréquentent l’école maternelle.

Former les formateurs, la base

Première pierre de l’édifice, une formation de l’équipe aux concepts de précarité et d’inégalités sociales et scolaires. Ce fut un véritable choc pour une grande partie des formateurs! La rencontre avec les militants d’ATD Quart-Monde a bouleversé nos représentations initiales et nous a permis de construire une compréhension partagée du concept de précarité. Nos visions respectives de l’école maternelle se sont croisées, voire heurtées. Nous avons compris les concepts d’inégalités sociales et scolaires, et surtout le rôle crucial que joue l’école maternelle dans la réussite du parcours scolaire d’un enfant issu d’un milieu précarisé.

« Notre vision du métier de l’instituteur préscolaire a évolué et s’est complexifiée. »

Nous avons porté un regard critique sur des méthodes pédagogiques à la mode comme Céline Alavarez, les Octofuns, les classes ateliers autonomes Montessori qui, trop souvent, sont présentées comme des recettes miracles ou des pédagogies uniques dans lesquelles de nombreux enseignants s’engouffrent sans réel discernement. Ces différentes rencontres et réflexions ont engendré un changement de posture et de paradigme. Au début de nos réflexions, nous étions inscrits dans une perspective de lutte contre les inégalités, sorte d’attitude de combat pas toujours évidente à comprendre et à transférer sur le terrain pour nos étudiants. Finalement, nous avons fait évoluer notre vision vers l’entrée de chaque enfant dans les apprentissages. Ce qui, selon nous, est plus clair pédagogiquement et plus facilement transférable sous la forme de gestes professionnels à adopter par nos étudiants.

Ce travail nous a pris plus de trois années!

Construire des outils, une nécessité

Tout ce travail mené en équipe de formateurs se traduit aujourd’hui dans différents outils que nous utilisons lors de la formation initiale [2]Fondation Roi Baudouin (2019). Voir l’école maternelle en grand ! — Des compétences clés pour mieux comprendre la précarité et la diversité. :

Une carte conceptuelle qui synthétise les différentes ressources théoriques que nous avons exploitées et qui les articule. Celle-ci se centre sur l’importance de faire entrer chaque enfant dans l’apprentissage par l’observation et l’action en vue de réduire les inégalités.

Elle propose six points de vigilance incontournables pour construire et gérer une séquence d’apprentissage : planification, sens, conscientisation, construction d’images mentales, conception des supports et utilisation du langage comme outil d’étude.

Chaque point de vigilance reprend une série d’actions, d’invariants émanant des différents modèles théoriques que nous avons exploités.

Son objectif est d’offrir aux enseignants, aux étudiants et aux maitres de stage un outil visuel leur permettant une appropriation systémique des concepts et des actions pour faciliter l’entrée de chaque enfant dans les apprentissages à l’école maternelle.

Une reproduction de cette carte conceptuelle est affichée dans chacune des classes du cursus, du bloc 1 au bloc 3. Les professeurs et les maitres de formation pratique y font référence lors de leurs cours. Les étudiants la découvrent donc de manière progressive dans leur parcours de formation, ce qui leur permet de donner davantage de sens aux concepts étudiés et de mieux se les approprier.

Grâce à ce travail, nous avons pu constater une meilleure prise en considération de ces concepts lors des préparations des stages et une application plus réfléchie sur le terrain.

Le nouveau rapport de stage intègre vingt-cinq nouveaux indicateurs afin que nos étudiants et maitres de stage se rendent compte que favoriser l’entrée de chaque enfant dans l’apprentissage passe avant tout par des gestes pédagogiques mis en œuvre par l’instituteur.

Ces indicateurs sont la traduction en gestes professionnels des différents concepts utiles à la compréhension des inégalités scolaires. Les liens avec la carte conceptuelle sont évidents. Ils apparaissent progressivement du bloc 1 au bloc 3.

À titre d’illustration, plusieurs indicateurs ont été ajoutés en lien avec la compétence «Gérer les apprentissages cognitifs», par exemple :

  • anticiper les difficultés des enfants et proposer des outils de différenciation variés en adéquation avec celles-ci;
  • adapter ses séquences au fur et à mesure de l’évolution de son stage afin d’assurer l’atteinte des objectifs par tous les enfants;
  • observer les difficultés des enfants dans l’action et leur proposer des outils, questions, moyens tout en restant ambitieux par rapport aux apprentissages visés;
  • présenter le but, les objectifs et les enjeux de l’apprentissage, notamment par des consignes claires;
  • enrichir le langage par la reformulation de ses propos et/ou de ceux de l’enfant, en veillant à la précision du vocabulaire.

Autre exemple, pour la mise en œuvre de la compétence «Assurer la sécurité et le bienêtre», les indicateurs suivants sont désormais pris en compte :

  • communiquer avec les parents au sujet de l’enfant et/ou de ses intentions pédagogiques;
  • considérer les familles, être à leur écoute et chercher à les comprendre avec bienveillance.

Des effets positifs

L’ajout de ces indicateurs a permis à nos étudiants de mieux réfléchir, d’anticiper et de mettre en œuvre la réduction des inégalités. Il ne s’agit plus de concepts abstraits, mais bien de gestes professionnels à acquérir tout au long de la formation.

Les maitres de stage, quant à eux, ont l’occasion d’observer ces gestes professionnels et d’en évaluer la qualité avec les étudiants lors de partages réflexifs. Certains maitres de stages, ayant suivi la formation «inégalités» que nous proposons, nous ont dit avoir compris de façon concrète et pratique les concepts que nous avons abordés avec eux.

Former ensemble les étudiants et les maitres de stage

Nous avons mis sur pied un module de coformation intitulé «Permettre à tous d’entrer dans les apprentissages ou comment déjouer les risques d’inégalités d’apprentissage à l’école maternelle». Il s’adresse à nos étudiants en année diplômante et à des équipes d’enseignants volontaires.

La formation comporte un volet théorique d’appropriation des concepts et un volet pratique qui se vit dans les classes des enseignants participants.

Nos étudiants préparent des activités permettant l’entrée de tous les enfants dans l’apprentissage à la Haute École et vont les mettre en œuvre dans les classes des maitres de stage qui ont suivi également le module. Ceux-ci adoptent donc un rôle d’observateur. Un temps d’échange est prévu à l’issue de l’expérimentation des activités.

Ce mode de fonctionnement nous a permis d’éviter les dérives constatées les années précédentes : sentiment des maitres de stage d’être jugés par les étudiants quand ils prenaient eux-mêmes les activités en charge, difficultés d’exprimer leurs observations pour les étudiants en présence des maitres de stage.

Des effets sur le terrain?

Il est très difficile d’avoir de l’influence sur les maitres de stage. De fait, nous leur offrons la possibilité de participer à différentes formations : «Maitre de stage» et «Permettre à tous d’entrer dans les apprentissages ou comment déjouer les risques d’inégalités d’apprentissage à l’école maternelle». Il s’agit de formations de courte durée, entre deux et quatre journées.

Même si les enseignants qui y participent sont réellement preneurs et acteurs, le transfert sur le terrain reste très difficile à mesurer.

De plus, depuis que nous réfléchissons aux thématiques de la précarité et des inégalités, notre vision du métier de l’instituteur préscolaire a évolué et s’est complexifiée.

En effet, les apports théoriques et conceptuels qui ont nourri notre cheminement ont été transférés dans les contenus de formation initiale et ont modifié le profil de compétences des étudiants.

Nous constatons un écart entre les contenus actuels de la formation initiale et ceux qu’ont connus les maitres de stage.

Cet écart est source d’une tension dans le sens où les maitres de stage sont censés accompagner nos étudiants dans leur développement professionnel et les évaluer selon les compétences des rapports de stage incluant des compétences visant l’entrée de tous les enfants dans l’apprentissage (qu’ils maitrisent assez peu). Certes, leur expérience de terrain leur a permis de développer des compétences similaires, mais celles-ci ne sont pas toujours conscientisées et mises en lien avec les concepts clés.

Nous espérons fortement que la future formation des maitres de stages dans le cadre de la mise en place de la réforme de la formation des enseignants prenne en compte ces nouvelles dimensions du métier et permette une réelle professionnalisation du rôle de maitre de stage.

Cette professionnalisation ne peut se faire que grâce à une formation continuée solide incluant l’analyse et l’appropriation des recherches actuelles dans le domaine des sciences de l’éducation.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Appels à projets Fondation Roi Baudouin — 2012 et 2016 L’école maternelle, une chance à saisir. Mieux préparer les futurs instituteurs et institutrices préscolaires au soutien des enfants de milieux défavorisés — 2020 « Mieux prendre en compte la précarité et la diversité des enfants dès l’entrée à l’école maternelle via la formation initiale et continue des enseignants ».
2 Fondation Roi Baudouin (2019). Voir l’école maternelle en grand ! — Des compétences clés pour mieux comprendre la précarité et la diversité.