Fouetter avec une droite

Certains mots ont des dédoublements ou des détriplements de personnalité, voire des comportements schizophréniques.
La droite, par exemple, vous fait-elle peur ?

Vous n’êtes même pas troublé par la question, alors que vous êtes dans l’impossibilité d’y répondre tant que vous ne l’avez pas située dans un contexte. Ce que vous avez peut-être fait, spontanément, en pensant à un débat politique, à une position biblique, à une question de repérage… Si vous n’avez pas tremblé, c’est que vous avez l’habitude de mots multi sens et que, rompu à la lecture, vous avez compris, depuis longtemps, qu’un mot prenait sens autant en aval qu’en amont de son apparition dans un texte.
Mais en mathématique, ce n’est pas le cas. Le mot est lié à un sens de façon univoque et, au moment où le mot apparait dans un texte, tout doit être précisé, en amont, à son sujet. Quand on parle de droite, il s’agit d’un objet géométrique élémentaire au même titre qu’un point ou qu’un plan. C’est clair !
Quoique ? On sait peut-être très bien ce qu’est une droite, mais on est dans l’incapacité de la définir. Vous avez peut-être déjà rencontré une définition du type « la droite est un ensemble infini de points alignés ». Pour « ensemble » ou « infini », on ne sait pas trop, mais on imagine… Pour « alignés », on n’a pas d’autre réponse « que appartenant à une droite ». Donc, la droite est « un ensemble infini de points appartenant à une droite ».
La droite ne se définit pas, mais prend sens au travers des axiomes qui en précisent l’usage et les relations qu’elle entretient avec les autres objets élémentaires. Par exemple : « Par deux points passe une et une seule droite. » Ce qui sous-entend notamment que les points sont très petits et que les droites sont extrêmement fines, sinon par deux points passeraient plusieurs droites.

Du passif

Sachant cela, on peut se demander pourquoi tant d’heures de cours de math se passent à énoncer des définitions qui n’existent pas. On fait, par exemple, des classifications de solides (en première année secondaire principalement, mais aussi dans d’autres classes comme en cinquième professionnelle ainsi que je l’ai vu il y a deux semaines), en précisant qu’un solide « dont au moins une des faces est une surface non plane » n’est pas un polyèdre. Qu’est-ce qu’un solide ? Une surface ? On n’en sait rien. Qu’est-ce qu’une face pour une sphère, un cylindre, un cône ? On n’en sait pas plus.
Par contre, quand on a nourri intuitivement la notion de droite, qu’on a précisé les règles concernant son usage, qu’on a mis au point les notions de segments, de ligne polygonale et de polygone, on peut donner du sens à la notion de polyèdre, de face, d’arête et de sommet.
Et, par le mouvement de rotation de certaines figures autour d’un axe, on peut donner sens à la notion de solide de révolution et, dans la foulée, à la sphère, au cylindre et au cône.
Si c’est pour distinguer ces deux types de solides, à quoi bon faire des classements ? Si c’est pour recopier de fausses définitions qui ne servent à rien, à quoi bon tout ce vocabulaire ?

À l’actif

En lieu et place du recopiage de définitions, on peut vivre de réelles activités et résoudre des problèmes. Comme des dictées de solides, par exemple, avec comme matériel, de petits cubes de 2 centimètres de côté qui s’emboitent et qu’on trouve sans difficulté dans le commerce. Les élèves sont séparés par un écran. Un élève construit un module formé de cubes (dont le nombre varie suivant le niveau de la classe), puis il dicte la construction à son voisin chargé de la recomposer (ou de la dessiner). Autant dire que dans ce cadre, l’exercice de formulation est important, lié à une fonctionnalité et associé à une production. Il ne suffit pas de parler de bazars ou de machins, et l’évaluation est immédiate : la communication passe ou pas.
Une autre activité consiste à proposer un assemblage de cubes, un polyèdre ou un autre solide, à un élève. Celui-ci ne le voit pas, mais il peut le manipuler dans son dos avec ses mains. On peut faire décrire cet objet, tout comme on peut en faire expliciter des caractéristiques et des propriétés.
Dans un manuel, on peut lire la consigne suivante : « Voici des solides. Parmi ceux-ci, certains ne sont pas des prismes droits ; barre-les. » En dessous de la consigne n’apparaissent cependant pas des solides qui émergeraient de la feuille comme par magie… La pipe de Magritte n’a pas encore fait le tour du monde pédagogique. Plus surprenant, comme on ne vous dit pas de quel type de perspective il s’agit, vous ne pouvez, par exemple, rien prétendre sur le parallélisme de certaines arêtes et donc rien conclure sur le caractère prismatique de l’objet dessiné. Plus inquiétante, l’avant-dernière figure montre un cercle dans lequel s’inscrit une ellipse. Est-on sûr que cela représente bien une sphère pour tout le monde ? La dernière figure montre une ellipse surmontée d’un angle… C’est un cône, pour quelle raison ?
Par contre, construire un code de représentation plane d’objets de l’espace avec les élèves s’avère être un travail productif où les mots prennent sens. Quelles particularités doit garder le dessin, ou, comme on le dit en géométrie, quels sont les invariants d’un type donné de projection ? On peut aussi observer des peintures et repérer le code retenu par le peintre. Cela passe aussi par l’installation et l’usage d’un vocabulaire approprié.
Pas besoin de fouetter les enfants avec des définitions de droite ou d’autres objets géométriques. Mais pour communiquer et pour argumenter, il faut élaborer un langage…