Garder le cap

Faire l’école à distance, c’est se poser les mêmes questions que pour faire l’école tout court, de façon sans doute plus aigüe : pour qui, pour quoi, comment ? Il a fallu s’adapter rapidement.

Depuis sa création il y a trois ans et demi, notre école secondaire communale qui se dit à pédagogie contemporaine a plutôt résisté aux sirènes du numérique, en s’appuyant sur l’idée que l’ingénierie pédagogique réside davantage dans la force des dispositifs mis en place dans les classes que dans le nombre élevé de ressources technologiques disponibles dans l’école. Néanmoins plusieurs tensions animent l’équipe éducative. Peut-on se passer des Gafam[1]Gafam : Les principales multinationales liées au numérique (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). pour faciliter la mise en œuvre du travail collaboratif, ingrédient indispensable de notre projet d’école ? Peut-on, en dénonçant l’emprise toujours croissante de la technologie sur nos vies humaines, priver les élèves moins équipés matériellement d’une éducation numérique de base dont leurs camarades plus favorisés bénéficient déjà ? Peut-on mettre en place une éducation au numérique critique sans rendre nos élèves dépendants des outils qui dominent déjà le marché mondialisé ? Si ces questions restent toujours posées au sein de notre équipe, les lignes ont fortement bougé à la suite du confinement et à l’hybridation de l’enseignement résultant de la pandémie de covid-19. Comme souvent lorsque nous tentons de prendre un peu de hauteur dans l’école, nous nous demandons si cela a renforcé les inégalités ou non.
Du côté de l’équipe éducative, le partage de connaissances et la coformation étant déjà fort pratiqués dans l’école, la plupart des collègues ont pu, bon gré mal gré, s’adapter à l’évolution des outils numériques déployés dans l’école pour le travail collaboratif : plateforme Claroline, Google Drive, puis Google Education avec Classroom, ensuite Microsoft Education avec Teams. En accord avec notre pouvoir organisateur, nous avons d’abord tenté d’utiliser des outils issus du monde des logiciels libres, mais le manque de ressources (serveur, maintenance, conception…), l’absence de plateforme numérique gratuite mise à disposition des écoles et la difficulté de trouver un outil peu couteux qui réponde à nos besoins complexes d’organisation nous ont conduits à opter pour les outils des Gafam.

Première vague

À l’annonce du premier confinement (mi-mars 2020), nous venions d’achever la migration de nos fichiers partagés sur Google Education, avec une arborescence restructurée. Durant la première année d’existence de l’école, nous pouvions encore utiliser un grand tableau blanc dans la salle des profs pour afficher la planification et les thématiques des modules de cours transdisciplinaires (l’un des points forts de notre projet d’établissement), mais entretemps, l’école a grandi et tous ces documents sont à présent numérisés. Du côté des élèves, quasi rien ! Nos deux salles d’informatique et les vingt-cinq ordinateurs portables encore disponibles sont utilisés pour certains cours, mais nous n’avons pas encore pu mettre au point une plateforme numérique à destination de nos élèves. La communication avec les parents se fait par SMS ou par mail, mais nous savons que plusieurs parents ne lisent pas les mails et sont difficiles à joindre. En quelques semaines, il va donc falloir rattraper notre retard et réussir l’impossible : enseigner à distance !
Tout d’abord, s’assurer que l’équipe éducative puisse continuer à communiquer et à coopérer. Comme dans un paquebot en détresse, il importe que les adultes sécurisés sachent quoi faire, soient capables de secourir les plus fragiles. Des balises sont rapidement données et des réunions en visioconférence s’organisent. Cela ne se fait pas sans mal, mais l’habitude de travailler en équipe rend évidemment le processus plus efficace. L’idée de concevoir des dossiers de travail autonome (TA) par année devrait permettre aux élèves d’entretenir leurs connaissances et de maintenir le lien avec l’école.

Sous l’iceberg

Un recensement urgent est entrepris auprès des parents, afin de déterminer les besoins. Un formulaire en ligne (Framaform), complété parfois avec l’aide de l’association de parents ou des référents (enseignants en charge d’un groupe multiâges d’une quinzaine d’élèves), va permettre d’identifier les élèves qui n’ont pas d’ordinateur, pas de connexion, pas d’imprimante… Environ 70 % des élèves de l’école semblent pouvoir réceptionner et manipuler à distance les dossiers de TA envoyés par l’école, dans un premier temps par mail. Pour les autres, un système d’impression et de distribution se met en place. Dans un bel élan de solidarité, les membres de l’équipe éducative se relaient à l’école pour préparer les paquets à livrer à domicile, à envoyer par la poste pour les élèves plus éloignés ou à distribuer aux élèves lors de permanences spéciales. Le soutien de l’imprimerie communale vient à point lorsque le confinement se prolonge et que les dossiers se font plus lourds.
Un site web est créé au départ de Classroom pour faciliter la communication avec les élèves plus connectés. Les autres élèves sont contactés par téléphone ou ont droit à une visite à domicile. Les constats faits lors de la distribution ou des visites sont alarmants : loin des images du JT où l’on ne voit pratiquement que des familles bien organisées et bien équipées, où chaque enfant a sa propre chambre et peut disposer au moins d’un ordinateur partagé, beaucoup de nos élèves n’arrivent pas à travailler à la maison, ne comprennent pas ce qui leur est demandé, ou vivent parfois en décalage complet. Un papa qui m’ouvre la porte à 15 heures pour recevoir un dossier me dit qu’il n’arrive pas à réveiller son fils avant la fin de l’après-midi. Une maman très anxieuse pour la santé de son fils refuse catégoriquement qu’il revienne à l’école pour un soutien hebdomadaire. Une élève de 3e décroche complètement, car elle doit s’occuper de ses jeunes frères et sœurs. Une élève de rhéto n’arrive pas à avancer sur son travail de fin d’humanités, car elle ne peut écrire que sur son smartphone… Nous devons réagir, nous devons faire mieux.

Quelques bouées

Après plusieurs démarches entreprises avec l’aide du PO, des ordinateurs reconditionnés arrivent à l’école et nous pouvons les prêter aux élèves plus âgés qui en ont besoin. Mais nous craignons les prochaines directives ministérielles… S’il nous est demandé de donner cours à distance, nous ne sommes toujours pas prêts ! Confortés par les priorités établies par la ministre de l’Éducation, nous tentons d’assurer la continuité des apprentissages et nous résistons le plus possible aux demandes répétées de certains parents de rattraper le retard à tout prix ou de proposer du dépassement à distance, craignant d’accentuer encore les inégalités. Les nombreux échanges entre collègues apportent de nouvelles idées. Le suivi scolaire n’est pas tout et il importe de maintenir un lien social avec tous les élèves. Le compte Instagram de l’école, créé pour l’occasion, est un élément fédérateur : des vidéos explicatives sont publiées, des défis sont proposés aux élèves et l’identité de l’école se raffermit à mesure que la température se fait plus clémente. Les référents continuent de téléphoner régulièrement aux élèves de leur groupe de référence et, lors de la reprise partielle des cours, nous pouvons revoir régulièrement les élèves qui ont besoin de plus de soutien, grosso modo un bon tiers des élèves de l’école. Quel bonheur de les revoir à l’école ! Mais les traces de dégâts sont bien là, le décrochage a été profond et se poursuit pour certains.

Deuxième vague

À l’annonce des codes couleur en été, pour préparer une rentrée qui ne sera sans doute pas comme les autres, le constat est clair : nous devons accélérer la manœuvre pour mieux équiper nos élèves et pour limiter davantage le décrochage en cas de reconfinement. D’autres portables sont arrivés à l’école, mais il nous faut une plateforme numérique permettant réellement de donner cours à distance. En accord avec le PO, nous avons opté pour Teams, avant de prendre connaissance de l’outil proposé par la FWB, Happi qui ne répond de toute façon pas vraiment à nos besoins. La migration de nos fichiers partagés doit se faire rapidement, même si une telle opération insécurise l’équipe, à la veille de la rentrée. Un calendrier est prévu pour le déploiement de Teams et pour l’initiation des élèves à cet outil, mais s’il nous est demandé de donner cours à distance dès l’automne, nous ne sommes toujours pas prêts. Décréter l’hybridation est une chose, la mettre en œuvre en est une autre ! De gros problèmes techniques surviennent en septembre : panne de wifi dans l’école, classes sans connexion, manque de matériel…
La mise en quarantaine de la classe de rhéto, fin septembre, nous fournit un prétexte pour accélérer les opérations. L’un de nos collègues, Quentin, publie des petits tutoriels vidéos et les collègues forcées d’utiliser Teams avec les rhétos commencent à partager leurs connaissances. Un nouveau recensement est mené dans l’école, pour identifier les élèves qui ont encore besoin d’un ordinateur ou d’une connexion rapide. Il semblerait que plusieurs familles aient pu s’équiper pendant les vacances et les besoins sont moindres. Mais on manque de temps pour analyser cela en profondeur.

Une ile au loin

Un soudain emballement de l’épidémie dans l’école, aussi bien parmi les enseignants que parmi les élèves, me fait craindre le pire. Nous devons sans cesse réorganiser les cours et notre collectif est mis à mal. Comment, dans ces conditions, amener nos élèves sur cette plateforme numérique en construction ? Les suspensions de cours d’avant le congé d’automne achèvent de convaincre les collègues de la nécessité d’aller de l’avant : le recensement est rapidement achevé par téléphone, des ordinateurs sont préparés et prêtés juste avant le congé avec l’aide de deux éducateurs très motivés. Les classes du degré supérieur sont enfin inscrites sur Teams et l’association de parents mobilise son réseau de parents-relais pour mieux accompagner les élèves qui rencontrent des difficultés. L’organisation de l’hybridation prévue pour la rentrée de novembre implique que nous verrons tous les élèves de 3e à 6e tous les jours, matin ou après-midi, ce qui devrait limiter le décrochage. Une Charte des incontournables pour le fonctionnement des cours à distance est proposée par quelques collègues plus familières avec le distanciel. La coformation nous fait progresser rapidement, mais le nouveau fonctionnement de l’école engendre nettement un surcroit de travail et met l’équipe sous pression. Néanmoins, l’engagement des enseignants et des éducateurs ainsi que les nombreuses réunions d’équipe (à distance pour la plupart) nourrissent à nouveau notre collectif, qui s’en voit renforcé. Nous avons pu relever ce défi de donner cours à distance à nos élèves, à tous nos élèves. Alors, on continue sur cette lancée ? Le plus gros défi reste de donner du sens à tout cela.

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Gafam : Les principales multinationales liées au numérique (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft).