Les médias se sont emparés avec délectation du pamphlet de la rentrée [1]Frank Andriat, Les profs au feu et l’école au milieu, La Renaissance du livre, 2013. Ils ont consacré des pages entières au cri d’un cœur découragé, désabusé, désespéré, dénonciateur de toutes les vilenies des politiques et des pédagogues qui auraient tué l’école. Le livre-brûlot connaît un succès certain. Les enseignants mal dans leur peau s’épanchent sur le Net. Frank les a compris.
Pourquoi cet emballement médiatique ? Le livre est sorti de presse au bon moment : la rentrée approchait. Mais il y a plus. Le titre du VIF est révélateur à cet égard : on peut lire en pleine page de couverture « Pourquoi l’école fait de vos enfants des CANCRES ». Pas de point d’interrogation. Des majuscules pour « cancres ». On ne fait pas dans la dentelle, comme l’auteur du livre. De quoi donner du cœur à l’ouvrage aux élèves voués à ce glorieux destin. De quoi réconforter parents et enseignants.
S’il fallait passer par là pour faire avancer le débat sur l’école et sa nécessaire ®évolution, on applaudirait sans réserves. Hélas on est loin du compte. C’est surtout l’assurance de vendre et de faire de l’audience, ou encore le goût de la sinistrose qui dominent dans le secteur. Résultat : un renforcement des idées conservatrices (« c’était mieux avant », « le niveau baisse ») largement répandues dans l’opinion. Dès les premières lignes, l’auteur ne cache pas la couleur : « Au commencement était le maître et sa mission était claire… ». Désastreux.
A côté de Frank, Marie-Martine, Willem, Nico et quelques autres n’ont pas fait le poids. Que voulez-vous ? ils ont tenu des propos parfois critiques, mais mesurés. La jeune et nouvelle ministre éclipsée par Frank. C’est bien dans l’air du temps. Haro sur les politiques et les pédagogues donc. Et point final ?
Tu le sais, ami lecteur, je suis aussi très critique sur les choix opérés ces trente dernières années. Mais je prends toujours soin de proposer des pistes alternatives qui n’ont rien à voir avec la nostalgie. Je suis animé par le souci de donner des outils d’analyse pour sortir de situations inquiétantes. Je me refuse à tirer sur tout ce qui bouge et je m’emploie sans cesse à rappeler des priorités.
Frank, lui, il identifie des coupables : le « front commun » des politiques et des pédagogues. C’est de lui que viendraient tous les maux de l’école. Et c’est là qu’il se trompe lourdement. Même si certains de ces Messieurs-dames ne sont pas innocents. Mais comment peut-il passer sous silence l’origine du rouleau compresseur qui a fixé comme objectif prioritaire de l’école : le développement économique ? Et pas n’importe lequel.
Celui qui a le mieux pointé la lourde erreur de Frank, son incroyable omission, c’est Nico Hirtt sur le site de l’APED [2]Voir le site de l’Aped (Appel pour une école démocratique).. Sa lettre ouverte mérite le détour. Je le cite brièvement : « …le cœur de ce que ton livre a omis de nous raconter : si l’école semble en déglingue ce n’est pas parce qu’elle a été abandonnée aux méchants « pédagos » ; ni parce que les profs seraient incompétents…Mais bien parce que l’école s’adapte lentement mais sûrement aux attentes de la société où elle opère. Cette société porte un nom : capitalisme. Jadis, celui-ci a eu besoin de l’école pour socialiser une classe ouvrière abrutie par le machinisme, puis il l’a chargée d’endoctriner ces mêmes ouvriers à l’ère des révolutions et des guerres entre grandes puissances, ensuite il lui a demandé de sélectionner les « plus méritants » des enfants du peuple afin de répondre à l’augmentation de la demande en main d’œuvre qualifiée, enfin il l’a utilisée pour trier cette main d’œuvre dans les filière générale, technique et professionnelle. Aujourd’hui, le capitalisme attend de l’école qu’elle forme d’abord la grande masse de travailleurs peu instruits mais « compétents », c’est-à-dire flexibles et adaptables, capables de passer rapidement d’un hamburger job à l’autre. Quant aux autres, aux enfants des élites sociales, leurs parents finiront toujours bien par se débrouiller pour leur assurer un autre niveau d’instruction. Voilà pourquoi l’école a changé. Certains pédagogues ont contribué sciemment ou inconsciemment à cette déglingue, c’est vrai. Mais d’autres ont tenté et tentent encore d’y résister ». Il y va fort, notre camarade ? Peut-être … mais ça vous ne l’avez pas lu dans les « grands » médias !
Alors oui, entrons en résistance contre le discours récurrent d’une économie ultralibérale qui veut mettre l’école à son service. Discours abondamment relayé par les médias. Discours que la crainte de l’avenir rend « crédible » dans une large part de l’opinion. La période qui précède les élections sera-t-elle propice aux débats de fond ? A chacun de prendre ses responsabilités.