Gaston a raison

« Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaitre, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. »[1]Quel est l’auteur, il est né en 1884 et mort en 1962 ?

Gaston[2]Ceci est un indice. s’intéresse à l’histoire de l’humanité. Il distingue un état préscientifique de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe, un état scientifique de la fin du XVIIIe jusqu’au début du XXe, pour en arriver à l’ère du nouvel esprit scientifique en 1905, avec l’avènement de la relativité einsteinienne. Il s’intéresse à l’histoire du scientifique qui passe par les états concret (celui des images du phénomène), concret-abstrait (celui des schémas géométriques simplificateurs) et abstrait (informations soustraites à l’intuition, détachées de l’expérience). Il s’intéresse enfin à l’histoire de l’élève : commencer par une catharsis intellectuelle et affective, se mettre en état de mobilisation permanente, remplacer le savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique.

Il s’agit bien, pour lui, de montrer les causes de stagnation, d’inertie et de régression, ce qu’il appelle des obstacles épistémologiques. Il s’agit de montrer « l’endosmose abusive de l’assertorique dans l’apodictique », de démontrer qu’on ne peut se « prévaloir d’un esprit scientifique tant qu’on n’est pas assuré, à tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir ».

Livre et pratique

Il y a trente ans, on pouvait faire des études de sciences mathématiques sans lire de bouquin de philosophie des sciences. On pouvait même faire une carrière complète de prof de math sans ouvrir un seul ouvrage du genre. J’ai eu un peu de chance, j’en ai ouvert un premier[3]K. POPPER, La connaissance objective, Éditions Complexe , 1982 (2e édition de la traduction française). assez tôt, mais il m’a paru ardu. Le second, je l’ai dévoré[4]Je l’ai lu sur conseil de Nicolas Rouche. Dans ce numéro « Pères et repères », qu’il me soit permis de le remercier tout particulièrement pour son compagnonnage éclairé, stimulant … Continue reading . Ce livre[5]J. VRIN, La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique, Paris, 1983 (12e édition). a fondé ma pensée et guidé ma pratique. À la fois parce qu’il renforçait mes croyances[6]Il s’agit ici de croyances et de pratiques élaborées collectivement au sein du GEM (groupe d’enseignement mathématique) de Louvain-la-Neuve entre 1980 et 2000.et leur donnait un nom, à la fois parce qu’il les approfondissait.
Dans notre travail, celui du GEM, c’est la notion de seuil épistémologique (ce qui sépare les idées familières et intuitives de l’élève, de la théorie abstraite mathématique) qui nous a servi de moteur à l’élaboration de séquences d’enseignement. Et, parallèlement aux états (concret, concret-abstrait, abstrait) décrits par Bachelard[7]C’est bien lui., nous distinguons les notions quotidiennes des objets mentaux et finalement, des concepts mathématiques. Par exemple, entre l’instrument de mesure quotidien qu’est la règle graduée et la droite réelle du mathématicien, les nombres décimaux limités constituent un objet mental efficace dans la résolution de pas mal de problèmes.
Il n’est pas possible dans le cadre restreint du présent article d’évoquer les nombreux obstacles épistémologiques relevés par Gaston Bachelard, ni d’illustrer une multitude de seuils épistémologiques. Nous restreindrons notre propos à une petite analyse d’un cas en faisant un petit tour de quelques difficultés[8]J’utilise volontairement ici le terme de difficultés pour évoquer mes interprétations personnelles (bonnes, moins bonnes ou tout à fait usurpées) d’obstacles et de seuils. épistémologiques.

Moyenne et obstacle

Joe est instituteur de sixième primaire à Warzée[9]Petit village du Condroz liégeois en Walonnie.. Il est très fier. La moyenne de sa classe en mathématiques à l’épreuve commune externe 2007 de la Communauté française de Belgique est de 70,62 % tandis que la moyenne générale n’est que de 67,3 %[10]La Libre Belgique du 6-7-2007..

Quelle image vous faites-vous de la moyenne ? Celle du partage équitable ? La moyenne d’une somme d’avoirs particuliers est ce que chacun a, quand on place toutes les sommes en commun et qu’on redistribue en donnant la même chose à tout le monde. Mais que vaut cette image dans le cas présent ? Que signifie l’opération additionner les résultats de tous les élèves et diviser par le nombre d’élèves de la classe ?

Avez-vous l’image d’un profil moyen comme lorsqu’on dit « la girafe est un mammifère africain. Le mâle adulte mesure environ 6 mètres de haut, son poids est d’environ 1300 kilos et son cou mesure environ 2,5 mètres. »[11]C. Robert, L’empereur et la girafe, Initiation à la statistique, Diderot éditeur, Jardin de sciences, 1998. Qui est l’élève moyen de la classe qui a 70,62 % ? Il n’y en a probablement pas et s’il existe, que représente-t-il par rapport au groupe ?

70,62 % ! C’est précis. Qu’ajoute comme information les 2 centièmes de pourcent ? Comment a été calculée la moyenne ?

On peut s’arrêter et pointer quelques obstacles traités par Bachelard :
• l’expérience première (« l’esprit scientifique doit-il sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores »)
• la connaissance générale (« la richesse d’un concept scientifique se mesure à sa puissance de déformation »)
• la connaissance quantitative (« les déterminations numériques ne doivent en aucun cas dépasser en exactitude les moyens de détection »).

Problème et concept

On peut poursuivre et se demander ce que cache la moyenne des élèves de Joe. C’est ce que montre le tableau 1.

Tableau1
Tableau1

Que donne ce tableau ? Les résultats sont regroupés en classes de 10 %. Pour chaque classe (de résultats), on a le pourcentage d’élèves. Il y a, par exemple 4 % d’élèves qui ont un résultat entre 20 et 30 % en mathématiques dans la classe de Joe.

On constate que c’est la catastrophe dans la classe de Joe, qu’il n’y a que 76 % de réussite contre 86 % en Communauté française.

Regardons la médiane… C’est-à-dire la valeur en dessous et au-dessus de laquelle se trouve la moitié des résultats quand ils sont rangés par ordre croissant. La médiane est de 82,6 % chez Joe, ce qui est bien supérieur à celle de 68,8 % en Communauté française. Dans les deux cas, la médiane est supérieure à la moyenne. Autrement dit, il y a plus de 50 % des résultats qui sont supérieurs à la moyenne. Y a-t-il une raison ?

Finalement que faut-il penser ? Et si on met en graphique le tableau 1 (figures 1 et 2). Ce sont des graphiques en bâtonnets qui représentent les distributions de fréquences. Qu’est-ce qui distingue vraiment le groupe de Joe et l’ensemble des élèves de la Communauté française ? Le groupe de Joe est-il plus fort ? Pourquoi retrouve-t-on toujours, comme à la figure 2, cette espèce de cloche quand on considère des populations importantes ? Cette « cloche » est un peu aplatie sur la gauche, pourquoi ? Qu’est-ce qui changerait si elle était un peu aplatie sur la droite ?

Graphique1
Graphique1

Graphique2
Graphique2

Arrêtons là avec ces questions non pas exhaustives, mais exemplatives… Au travers de la réponse à ces questions se dessine une théorie, celle de la statistique descriptive, et se profile la théorie des probabilités. Avec, notamment, les concepts de valeurs centrales et d’indices de dispersion,
Imaginez seulement un enseignement de cette théorie sans questions. Ou avec des questions simples, univoques, non contextualisées…Imaginer un enseignement sans problème ? « Mieux vaudrait une ignorance complète qu’une connaissance privée de son principe fondamental », dit Bachelard.
Imaginez un apprentissage sans argumentation et sans débats. « Un homme qui raisonne, qui démontre même, me prend pour un homme : je raisonne avec lui ; il me laisse la liberté du jugement ; et ne me force que par ma propre raison. Celui qui crie voilà un fait, me prend pour un esclave. »

Je l’ai lu sur conseil de Nicolas Rouche. Dans ce numéro « Pères et repères », qu’il me soit permis de le remercier tout particulièrement pour son compagnonnage éclairé, stimulant et bienveillant.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Quel est l’auteur, il est né en 1884 et mort en 1962 ?
2 Ceci est un indice.
3 K. POPPER, La connaissance objective, Éditions Complexe , 1982 (2e édition de la traduction française).
4 Je l’ai lu sur conseil de Nicolas Rouche. Dans ce numéro « Pères et repères », qu’il me soit permis de le remercier tout particulièrement pour son compagnonnage éclairé, stimulant et bienveillant.
5 J. VRIN, La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique, Paris, 1983 (12e édition).
6 Il s’agit ici de croyances et de pratiques élaborées collectivement au sein du GEM (groupe d’enseignement mathématique) de Louvain-la-Neuve entre 1980 et 2000.
7 C’est bien lui.
8 J’utilise volontairement ici le terme de difficultés pour évoquer mes interprétations personnelles (bonnes, moins bonnes ou tout à fait usurpées) d’obstacles et de seuils.
9 Petit village du Condroz liégeois en Walonnie.
10 La Libre Belgique du 6-7-2007.
11 C. Robert, L’empereur et la girafe, Initiation à la statistique, Diderot éditeur, Jardin de sciences, 1998.