Vingt-sept jeunes de 15 à 25 ans participent à une formation, pendant le congé de Toussaint, pour devenir animateurs de plaines de jeux et centres de vacances. Parmi eux, neuf sourds qui suivent les modules de la formation grâce aux trois interprètes en langue des signes (dont moi) qui se relayent en permanence durant toute la semaine…
Premier jour, les jeunes arrivent au compte-gouttes à Wenduine où nous les accueillons dans les bâtiments où ils séjourneront pour la semaine. Retrouvailles pour certains qui sont là pour leur deuxième année de formation et prises de contact pour d’autres qui découvrent leurs voisins de chambre. Chacun fait connaissance, et ce, notamment avec les jeunes sourds qui s’intègreront avec plus ou moins de facilité durant le séjour…
Amandine a 17 ans, elle est sourde, et débarque fièrement avec le dernier Harry Potter qui vient tout juste de sortir de librairie. Elle explique qu’elle adore, qu’elle a lu toute la série, qu’elle a hâte de lire celui-ci… Georges est sourd lui aussi, il me dit que pour lui, c’est impossible de lire un livre comme celui-là. Lui, ce qu’il adore, ce sont les bandes dessinées « parce qu’il y a beaucoup d’images » pour comprendre…
Durant la semaine, je suis amenée à interpréter un module sur les besoins des enfants par tranches d’âges. Un travail en sous-groupes est demandé, et je me retrouve avec quatre jeunes, dont Georges. Le travail consiste à noter les adaptations possibles dans les animations, en regard aux caractéristiques des enfants de cinq à huit ans.
Pour effectuer ce travail, il faut savoir lire le français. La langue de Georges, c’est la langue des signes qui ne s’écrit pas. La lecture se fait donc dans une langue qui n’est pas la sienne et qu’il maitrise mal…
Parmi les caractéristiques des enfants, il y a la phrase « attention de courte durée ». Georges s’arrête sur le mot « attention ». « Il faut faire attention », me dit-il. Je dois lui expliquer que le mot a un double sens, et qu’ici on parle d’attention dans le sens de concentration… Même chose avec la phrase « sensible aux rythmes ». Georges est parti sur le rythme de la musique, et non sur les rythmes biologiques… Par « initiative propre », il débat sur la propreté de l’enfant… À chaque fois, je dois le reprendre, lui réexpliquer le sens des mots.
En plus du rôle d’interprète, on nous attribue aussi celui d’« aide à la communication »… on comprend mieux pourquoi. Georges a 22 ans. Sa scolarité, il l’a faite dans une école d’enseignement spécial, mais la lecture, ça n’a jamais été son truc. Il arrive à décoder les mots, mais n’arrive pas à comprendre le sens des phrases. Ses parents entendent, il est le seul sourd de la famille. Il dit qu’il se débrouille dans la vie, il travaille d’ailleurs chez Pizza Hut, dans les cuisines, et il adore ça !
Nous sommes au troisième jour de la formation, le matin au petit-déjeuner. Amandine nous annonce qu’elle a terminé son livre d’Harry Potter ! Elle a lu toutes les nuits depuis son arrivée…
Amandine est en cinquième secondaire, intégrée dans l’enseignement ordinaire grâce à des interprètes et aides pédagogiques. Ses parents sont sourds. Un débat s’engage à table sur l’apprentissage de la lecture. Amandine explique comment elle a appris à lire. Depuis qu’elle est toute petite, ses parents l’élèvent dans un esprit de bilinguisme : sa maman racontait des histoires en langue des signes, et son papa « lisait » les histoires en français signé (c’est-à-dire en utilisant la structure syntaxique du français et les signes de la langue des signes). Ensuite, ses parents lui demandaient de relire les livres en soulignant les mots qu’elle ne comprenait pas, et ils les lui réexpliquaient en signes.
Pour Amandine, dont la langue maternelle est la langue des signes, il est important que l’enfant sourd maitrise bien la langue des signes avant d’apprendre à lire le français. Ensuite, les deux langues peuvent s’utiliser et s’apprendre en « parallèle ». Son plaisir de lire est arrivé plus tard, en même temps que les livres d’Harry Potter. Elle explique qu’elle a découvert une nouvelle dimension à la lecture, une fois dépassé le stade de l’exercice difficile de déchiffrer et comprendre le français comme une seconde langue.
Le congé de Toussaint terminé, je reprends le chemin de l’école et retrouve ma casquette d’institutrice. Face à moi, six enfants sourds, de trois à cinq ans, qui n’en sont encore qu’au début de leur vie et de leur scolarité. Je repense aux jeunes sourds de Wenduine et je m’interroge… Comment mes élèves vont-ils s’en sortir dans la vie ? Quel parcours scolaire leur est réservé ? Vont-ils apprendre à lire et comment ? Sachant qu’à ce jour, encore 80 % des sourds sont considérés comme illettrés, qu’aucune solution n’a pu être trouvée pour les faire entrer dans le monde de l’écrit, le monde de ceux qui entendent…
Qui parmi ces enfants sera un petit Georges, qui se bat chaque jour contre l’exclusion sociale, ou une petite Amandine, modèle d’intégration par sa brillante réussite scolaire et son incroyable niveau de lecture ? Et qui a dit que lire Harry Potter n’était pas une référence dans le milieu des « bons » lecteurs ?