Germe d’émancipation

Un dialogue et ses effets après environ cinq mois de formation en alpha et français langue étrangère (Fle), à raison de deux fois par semaine. Un dialogue devenu réflexion sur notre société et ses politiques migratoires et, à long terme, la piste d’une action collective, le germe d’une forme d’émancipation.

Imaginez un peu, la scène : nous sommes sept adultes autour d’une table, six apprenants[1]Le prénom des apprenants a été changé  et moi, formatrice. Il y a plusieurs niveaux de français, il y a ceux et celles qui sont plus à l’aise, ceux et celles qui débutent, les personnalités plus timides et introverties, les plus extraverties… et bien sûr les différents parcours de chacun.

Tout commence par une question que je pose : «Voudriez-vous décrire la place Lehon? Qui l’occupe? Comment? Qu’est-ce qu’y s’y trouve? Qu’est-ce qui y manquerait selon vous?»

Houssaine répond : «Moi je regarde si les femmes, sur la place, ont des bagues de fiançailles ou pas.»

Et là, Dimintrinka réagit du tac au tac : «Mais tu as une femme au pays?»

Houssaine répond «Oui! Et alors?»

Je hume la colère, je sens le choc, j’entends le souffle perdu dans le gros bruit blanc, le gros silence assourdissant.

Et puis, d’un coup, les paroles fusent, le jugement tombe : «C’est pas bien, tu fais ça pour les papiers!»

« Chacun a bougé un peu de ses certitudes et de ses jugements. »

Je connais un peu Houssaine et je me souviens bien que, lors de certaines pauses, nous avions déjà discuté de quelques pans de son histoire personnelle, en partant de photos et d’évènements de sa vie. J’avais trouvé l’exercice intéressant et curieux : son partage utilisait — spontanément et savamment, deux ingrédients de luxe de la formation pour adultes : le premier est le fait de tenter de parler dans la langue d’apprentissage même pendant les pauses; le second ingrédient est le fait de se dire, s’exprimer, dans une confiance qui tente de combiner, avec plus ou moins de talent et de maladresse, l’intime et le politique.

Je me permets alors de lui demander : «Cela fait combien de temps que tu n’es pas retourné au Maroc?» Et, il répond : «Onze ans.»

Un choc culturel au départ

Onze ans! Ces deux mots, simples, banals, me coupent du reste du groupe : le onze ans résonne pendant des minutes dans ma tête (et à mon avis, je ne dois pas être la seule à avoir subi ce coup dû aux deux mots). Nous n’avions même pas eu le temps de digérer les onze ans que fusa, de sa part, comme une justification : «Il n’y a pas de papier.» Dans ma petite tête, je pense à tout ce qui se dit ici et là au sujet des relations à distance qui ne tiendraient pas plus de sept mois, encore nos croyances sans doute…

Sofia, féministe affichée, prête à lui sauter à la gorge il y a quelques mois avec son histoire à répétition de recherche de femme, fut la première à afficher sa solidarité : «Écoutez, il contribue au projet de sa famille, il finance la maison, il nous montre des photos de là où il habitait… vous savez, au Maroc, dans les montagnes, il n’y a rien : pas d’hôpitaux, pas d’école…»

Rien que ça, je me suis dit : «Ouah, cette personne ne tient plus le même discours et chez moi je sens aussi que ça bouge, même si en tant que femme, on peut se sentir trompée ou se dire : “ Encore un qui abuse de la confiance de sa femme. ” Dans les faits, je me suis posé la question suivante : “ Si j’étais à sa place, est-ce que je n’aspirerais pas non plus à être accompagnée de nouveau par quelqu’un dans mon quotidien? ” Rester onze ans, loin de son conjoint, amoureux, et rester fidèle, loyal, solidaire, c’est un défi posé aux dieux, pas à la fragilité humaine. »

En passant par le dialogue

Je dois dire que ça fait tellement du bien de dépasser le : « Il veut plusieurs femmes », car dans le secteur de l’alphabétisation et du Fle, au moins une fois dans l’année, on se retrouve face à cette question et on tente souvent de coincer l’apprenant, et au-delà son groupe, sa culture, ses valeurs. Et là, c’est une des apprenantes qui nous secoue en rappelant le contexte de Houssaine.

Mais, au fait qu’est-ce qui est le plus important? Est-ce que ce ne serait pas au fil des échanges nourris par chacun de nous conscientiser sur une plus large problématique?

C’est grâce à Sofia que l’on a pu réfléchir à notre propre vision, sortir du jugement et réfléchir aux conditions qui fait qu’un homme choisit d’être loin de sa famille pour mieux subvenir à ses nécessités. Aimer, c’est aussi souffrir pour que ceux et celles que nous aimons puissent avoir une vie digne.

Dimintrinka reprend la discussion : « Mais, je ne comprends pas… pour moi, c’est plus important d’être ensemble avec ma famille, même pauvre, dans mon pays d’origine que seul un peu plus riche loin de ma famille. »

Merci, Dimintrinka d’oser construire cette problématisation et poser cette question!

C’est là, où pédagogiquement, il peut y avoir lieu un conflit sociocognitif[2]Lev Vygotsky souligne l’importance des relations sociales dans l’apprentissage. , c’est-à-dire d’après Vygotsky « la confrontation entre des avis divergents qui peut devenir constructive dans l’interaction sociale et l’apprentissage ».

La discussion se prolonge et Dimintrinka dit : « Ah je vois… Je comprends un peu mieux… » Comprendre un peu mieux, soit prendre avec soi : quel bel enjeu dans une formation!

Je crois qu’il y a plusieurs conditions qui ont permis ces échanges et qui peuvent permettre de comprendre un peu mieux.

Je dirai premièrement le temps. Cela faisait déjà cinq mois que nous nous voyions deux fois par semaine. Je crois que la confiance tissée nous a permis, en quelque sorte, de nous décentrer et de comprendre les enjeux de Houssaine à partir de sa vie et de son contexte. L’alternance entre des moments formels et informels, des moments en groupe et en sous-groupe nous ont également permis de nous découvrir et de nous dire. Sans oublier que nous avons pris l’habitude de parler et de partir de ce que nous vivions.

Dépasser ses premières idées

Je pense que nous pouvons parler de dialogue au sens où Paulo Freire[3]Paulo Freire est un pédagogue brésilien qui est reconnu pour sa conception d’une éducation comme pratique de la liberté, qui a inspiré et inspire toujours des mouvements d’éducation … Continue reading  l’entend, car même si nous n’étions pas d’accord, nous nous sommes écoutés. Chacun de nous a participé aux échanges. Maitrisant plusieurs langues, certains ont même facilité les échanges, ajoutés des précisions et des nuances. Nous avons pris position. Chacun a pu exprimer son désaccord et dans le même temps, partagé à la fois des vécus ou des informations plus historiques pour comprendre les enjeux économiques et politiques que nous pouvions entrevoir dans une situation qui, au départ, peut paraitre seulement intime et observée dans la sphère personnelle à partir de nos multiples préjugés et représentations.

Ce dialogue est émancipateur : c’est ce type de dialogue où l’on finit par comprendre le sens de l’action de l’autre personne que l’on soit d’accord avec elle ou pas. J’ai fait le lien avec cette phrase : « Un dialogue auquel participent des acteurs qui découvrent le monde ensemble et qui par un processus de construction collective créent une connaissance et donnent une signification et un sens aux situations. Le dialogue implique un rapport horizontal entre formés et formateurs; il passe par la reconnaissance que personne ne sait tout et que nul n’ignore tout.[4]Les Carnets pédagogiques d’Antipodes, revue publiée par Iteco, novembre 2021  »

Je dirai aussi que ce dialogue a été émancipateur, car chacun a bougé un peu de ses certitudes et de ses jugements ou préjugés.

Ce dialogue est aussi émancipateur, car, à partir de que vit chacun et quelques apports du contexte historique, nous avons densifié la perception que nous avions de la situation, l’avons repeuplé avec des éléments de compréhension, sans prise de pouvoir, même pas symbolique. On est parti d’une situation où le jugement était établi ou en tous cas n’était pas trop loin, vers une compréhension plus dense et plus fine du monde, où le politique n’est jamais très loin (dans le cas présent, les questions de migration, de papiers, d’exclusion des migrants d’une vie digne, etc.). Il en a même résulté une action collective et politique, quelques jours plus tard. En effet, à la suite de ce dialogue, nous nous sommes mis d’accord pour écrire ensemble une lettre signée par nous tous qui pourrait contribuer à une régularisation et qui sait, la prochaine étape sera peut-être de partir à la rencontre de collectif militant de sans-papiers et de militer avec eux à notre tour.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le prénom des apprenants a été changé
2 Lev Vygotsky souligne l’importance des relations sociales dans l’apprentissage.
3 Paulo Freire est un pédagogue brésilien qui est reconnu pour sa conception d’une éducation comme pratique de la liberté, qui a inspiré et inspire toujours des mouvements d’éducation populaire dans le monde, des Cercles de culture et des mouvements d’alphabétisation militante des adultes dans des zones rurales et urbaines.
4 Les Carnets pédagogiques d’Antipodes, revue publiée par Iteco, novembre 2021