Comment affirmer avec force ses convictions sans se bouffer le nez ?! Comment se définir militants pédagogiques et politiques dans une revue pédagogique et politique militante sans (s’) exclure ?
Pour sortir de l’idéologie et des condamnations mutuelles, rien de tel que d’utiliser la méthode des axes de tensions. Rappelons qu’une tension est une opposition exclusive entre deux pôles également positifs et désirables et rappelons encore que lorsqu’on n’est pas conscient de l’opposition, on appuie le pôle qui nous convainc au détriment de l’autre et vice versa.
En tant qu’acteur de l’école, on est de toute façon pris dans ces contradictions et quand elles sont paradoxales, elles nous donnent un arrière-gout amer de culpabilité et un sentiment pénible d’inefficacité. Essayons donc de « désocculter » ce qui nous déchire tout en affirmant ce qui nous mobilise.
TENSIONS LIÉES À LA « PRAXIS »
Trop d’innovateurs généreux prétendent réinventer l’école et la pédagogie sans rien connaitre de leur histoire. Trop de praticiens conscien- cieux s’appliquent à reproduire ce qu’ils ont appris sans s’autoriser à penser.
Pas d’expérimentations dans les classes sans filiations, sans recours à nos précurseurs (Freinet, Freire, Bassis, Oury…). Et pas de filiations sans expérimentations pour les faire vivre. C’est à partir de la pratique qu’on théorise ensemble et c’est à partir des théories existantes qu’on expérimente, pour poursuivre et enrichir les théories tout en les reconstruisant pour les ajuster à des situations toujours différentes. On ne peut jamais simplement appliquer Freinet qu’on ne pour- ra jamais réduire à de bonnes pratiques et on ne peut jamais non plus prétendre être capable de réinventer Freinet.
« Opposition exclusive entre deux pôles également positifs et désirables. »
Pas de convictions aveugles, pas de « yaka » et pas de critiques systématiques, mais des convictions et des doutes. Le socioconstructivisme, on y croit, le « je cherche, donc j’apprends », on en est convaincu, mais sans catéchisme, avec la volonté de toujours remettre les pratiques en questions. Les points, l’évaluation certificative comme moteur des apprentissages, on n’y croit pas, on croit à l’intérêt, à la curiosité et au plaisir d’apprendre. Mais sans naïveté, avec doutes et prises en compte de la diversité des situations scolaires et des histoires individuelles.
TENSIONS LIÉES AUX « ACTEURS »
Trop de décideurs et d’enseignants se laissent aveu- gler par l’individualisme triomphant, l’idéologie de la liberté individuelle, du projet personnel, de l’immanence de la personnalité. Trop souvent, nous leur répondons avec sociologisme en enfermant chacun dans sa catégorie.
Face à l’individualisation triomphante, il faut réaffirmer l’importance du collectif, travailler avec tous les élèves du groupe, ne pas focaliser sur des manques individuels à traiter individuellement, mais en même temps, il est nécessaire de tenir compte du singulier, de l’histoire singulière de chacun, ce qui n’est pas néces- sairement la même chose qu’individualiser. Articuler le singulier et le pluriel dans le collectif plutôt qu’opposer l’individuel et le commun.
Face à « la faute aux profs », mal formés, désinvestis, désemparés… certainement se et les déculpabiliser, mais pas sans se et les responsabiliser. Bien sûr, il y a le système scolaire et social, les écoles ghettos et sanctuaires, le chômage des parents, les programmes et l’inspection…, mais l’enseignant dans sa classe reste toujours nécessairement responsable de ce qu’il met en place ou pas, responsable de tout mettre en œuvre pour les apprentissages des plus faibles, mais pas coupable de pas toujours y arriver.
TENSIONS LIÉES AUX « POSTURES »
Il y a les écoles exigeantes qui forment l’élite et elles ont raison d’exiger, mais elles ont tort d’exclure pour cela. Et il y a les écoles accueillantes qui éduquent le peuple et elles ont raison d’accueillir, mais elles ont tort de ne pas exiger pour cela.
« Reconnaitre » et « exiger ». S’il y a trop peu de re- connaissance de la part de l’école de ce que l’enfant est, alors il se replie sur ses représentations antérieures et il n’apprend pas. Et quand il y a trop peu d’exigences et de rupture de la part de l’école, alors il se complait dans ses représentations antérieures et il n’apprend pas non plus. C’est pourquoi l’école doit absolument reconnaitre et exiger, d’autant plus reconnaitre qu’elle exige beaucoup et d’autant plus exiger qu’elle reconnait beaucoup. Et c’est difficile. Si comprendre cette tension est déjà difficile, agir et savoir comment agir l’est en- core bien plus : comment reconnaitre sans renoncer et comment exiger sans dénier.
Donner de la liberté, faire confiance en la créativité naturelle, oui, mais pas sans discipline et sans rigueur. Liberté de paroles et de déplacements, mais pas sans règles et sans exigences. Lancer les élèves dans des expériences de participation, d’autogestion, d’actions politiques, oui, mais pas sans exigence éthique, sans garant, sans protection d’adultes qui tiennent fermement leur place. Pas d’autoritarisme, mais de l’autorité. Augmenter les contraintes pour travailler la créativité. Imposer une organisation pour donner de la liberté. Prescrire une méthode pour libérer la pensée. Donner du pouvoir et de la liberté pour s’organiser ensemble.
TENSIONS LIÉES AUX « STRATÉGIES »
Il y a les associations qui refusent toute compromission, toute dépendance du pouvoir politique, financement compris, et dont la stratégie est tout entière dans l’opposition, la dénonciation. Et il y a les associations qui cherchent le financement, plus de moyens pour plus d’actions, quitte à s’interdire toute critique et dont la stratégie est tout entière dans la participation et les propositions. Enfin, il y a celles, dont CGé, qui cherchent une voie médiane.
Et, dans cette dernière voie, face aux évolutions poli- tiques, aux propositions, aux décisions et aux réformes, par exemple, « Le pacte d’excellence » : entendre, participer, proposer, oui, mais pas sans aussi s’opposer, dénoncer, critiquer. Affirmer nos options, nos valeurs, rejeter ce qui s’y oppose, mais pas sans écouter, sans contribuer.
Produire et (se) former. Être audacieux, pas prétentieux, mais ambitieux : produire des analyses exi- geantes, des outils performants, intervenir dans les débats et dans les établissements, mais aussi être humble, modeste : écouter, apprendre, lire, se former.
TENSIONS LIÉES AUX « FOCALISATIONS »
La majorité des enseignants ne veulent pas faire de la politique : ils ferment la porte de leur classe au monde et tentent de faire le meilleur travail pédagogique possible. Ils sont consciencieux dans leur classe. Une minorité de militants ne croient pas en la pédagogie : ils militent pour un changement de société, indispensable à un changement de l’école. Ils cultivent la conscience de classe.
Nous croyons en la nécessité d’un engagement pédagogique et politique également fort : deux rames à manier de concert. Fermer la porte de sa classe pour y faire du bon travail pédagogique tout en s’engageant dans les luttes sociales en faveur de plus de justice sociale et d’une meilleure réussite des plus dévalorisés. Prendre en compte les difficultés et souffrances de chacun, indépendamment de son origine sociale, oui, mais pas en oubliant l’origine sociale de la majorité des souffrances.
Chercher, se former, produire, travailler entre enseignants pour toujours améliorer nos pratiques pédagogiques, mais pas en s’enfermant dans le pédagogique, pas en restant uniquement entre enseignants. Chercher des alliances, avec le mouvement associatif, avec les syndicats et autres forces progressistes, mais pas en renonçant au pédagogique.
TENSIONS LIÉES AUX « PUBLICS »
Aujourd’hui un consensus de façade se dégage en faveur de la mixité sociale et de ses vertus miracles. En attendant, la plupart continuent à croire qu’il faut grouper les élèves selon leur niveau, sans se rendre compte que les niveaux scolaires ne font que refléter les niveaux sociaux. Avec qui, et au profit de qui voulons-nous agir ?
Pour et au profit de certains ou pour et au profit de tous. Bien sûr, nous militons pour l’école pour tous, pour la mixité sociale, mais en même temps, la lettre des enfants de Barbiana1 nous indique qu’une école de pauvres et pour les pauvres peut être beaucoup plus efficace que l’école de tous en termes de justice sociale. Une école pour tous où on apprend à vivre ensemble, oui, mais pas sans un engagement et un combat avec et pour les dominés.
Et dans l’école telle qu’elle est aujourd’hui, socialement ségrégée, conscientiser les uns et sensibiliser les autres, émanciper et politiser. Dans les bonnes écoles, sensibiliser aux injustices et aux dominations, poser les problèmes politiquement. Et dans les autres, conscientiser, oser travailler la conscience de classe, œuvrer à l’émancipation personnelle et collective.
ÉCARTELÉS…
Avec toutes ces tensions, il y a de quoi être écartelés. C’est nécessaire, on ne l’est pas assez. TRACeS, comme les autres sans doute, est continuellement menacé de sombrer dans le juste milieu, le consensus mou du centre de chacune de ces tensions, sans plus aucune affirmation forte d’un des pôles. Et régulièrement me- nacé aussi d’être soumis à l’affirmation violente de cer- tains en faveur d’un pôle contre l’autre avec la soumis- sion tacite des autres.
L’intérêt de ces tensions réside justement dans la possibilité qu’elles devraient offrir de ranimer les débats idéologiques, d’éviter les consensus mous et d’empêcher les dominations muselantes.
Nous n’avons pas déplié une à une les tensions pré- sentes dans le tableau ci-dessous (sans compter celles qui n’y sont pas). Pour vous approprier cet outil d’analyse, vous pourriez commencer par la tension qui vous parle le plus et voir où vous vous positionnez sur l’axe de tension et ce que cela dit des idéologies qui traversent vos pratiques. Alors pratique, ce schéma des tensions ?